L’Europe et le nucléaire : épisode 8 – Espagne

L’issue du processus électoral en cours en Espagne est encore incertaine. Si les conditions ne sont pas réunies pour la formation d’un gouvernement, de nouvelles élections générales devront être organisées dans quelques mois. Cette situation suspend les décisions politiques majeures, dont celles sur l’avenir énergétique du pays. 

L’occasion pour nous de vous parler de cet acteur majeur de l’énergie nucléaire en Europe, qui a été l’un des premiers pays à se tourner vers cette source d’énergie. De son historique et de sa situation. Du rôle que l’énergie nucléaire est amenée à y jouer, et des espoirs suscités par la réouverture du débat public de l’autre côté des Pyrénées. 

Dans cette Newsletter des Voix qui s’inscrit dans notre série sur les pays de l’Union européenne, Guillem Sanchez Ramirez décrit la croisée des chemins devant laquelle se trouve l’Espagne. 

L’enjeu actuel pour la démocratie espagnole : trouver le chemin qui lui permettra d’assurer le succès de sa transition énergétique, et en premier lieu parvenir à s’affranchir du gaz fossile, pour le climat, sa population, et celle de l’Europe.

L’énergie nucléaire en Espagne

A propos de l’auteur 

Guillem Sanchis Ramírez est titulaire d’une licence en ingénierie physique et de deux masters, en mathématiques appliquées et en ingénierie nucléaire. Il travaille actuellement dans le secteur de l’énergie nucléaire en Espagne. Il a récemment cofondé Econucleares, un groupe écologiste pro-nucléaire dont l’objectif principal est d’empêcher la fermeture programmée des centrales nucléaires espagnoles par le biais de manifestations publiques et d’actions de sensibilisation. 

Par Guillem Sanchis Ramírez

Guillem Sanchis Ramírez est titulaire d’une licence en ingénierie physique et de deux masters, en mathématiques appliquées et en ingénierie nucléaire. Il travaille actuellement dans le secteur de l’énergie nucléaire en Espagne. Il a récemment cofondé Econucleares, un groupe écologiste pro-nucléaire dont l’objectif principal est d’empêcher la fermeture programmée des centrales nucléaires espagnoles par le biais de manifestations publiques et d’actions de sensibilisation. 

 

Espagne
quelques données

  • L’Espagne compte un peu moins de 47,5 millions d’habitants et possède la 15ème économie mondiale en termes de PIB (1 400 milliards d’euros). 
  • L’énergie nucléaire représente environ 21% de la consommation électrique totale de l’Espagne, qui était d’environ 250 TWh en 2022. 
  • L’Espagne dispose de 7 réacteurs opérationnels et d’une importante industrie nucléaire nationale, comprenant la fabrication de combustible nucléaire, qui alimente plus de 40 pays. 
  • Par ailleurs l’Espagne est l’un des pays européens dont la consommation de combustibles fossiles dépend le plus des importations, à 98%, soit beaucoup plus que la moyenne de l’UE (73%). 

L’Espagne joue un rôle important dans l’histoire européenne depuis des siècles. Aujourd’hui, comme l’ensemble des nations industrielles, elle se retrouve face à la nécessité de décarboner de vastes secteurs de son économie afin de lutter contre le réchauffement climatique, et de le faire tout en garantissant une prospérité continue à ses citoyens. 

L’énergie nucléaire, avec ses besoins réduits en superficie et en matériaux, sa production d’électricité abondante et fiable sans émissions de gaz à effet de serre, et la faible quantité de déchets qu’elle produit, constitue un outil clé pour atteindre cet objectif. Actuellement, elle couvre plus d’un cinquième de la consommation d’électricité de l’Espagne. Pourtant, il est toujours prévu d’arrêter toute notre production d’énergie nucléaire d’ici 2035. 

L’Espagne est donc confrontée à une décision cruciale qui influencera son avenir et celui de l’Europe pour les années et les décennies à venir. 

L’Histoire

La centrale de Trino Vercellese

Le lecteur sera peut-être surpris d’apprendre que l’Espagne a construit et exploité l’une des toutes premières centrales nucléaires d’Europe. En effet, la centrale nucléaire José Cabrera est entrée en service 15 ans seulement après la première centrale nucléaire électrogène du monde, en 1969. 

Cette impulsion s’est poursuivie dans les années 1970, avec un ambitieux programme de développement nucléaire comparable au plan Messmer en France. A la fin de la décennie, alors que la population de l’Espagne était d’environ 36 millions d’habitants, plus d’une douzaine de nouveaux réacteurs étaient planifiés et une solide industrie nucléaire était en développement au niveau national, y compris pour la fabrication de combustible nucléaire. 

Salle de contrôle de l’ancienne centrale nucléaire de Caorso

1989 a vu la dernière mise en service d’une nouvelle centrale nucléaire, et le pourcentage le plus élevé d’électricité d’origine nucléaire, soit 38% 

Cependant, c’est à cette période de la fin des années 70 que l’industrie nucléaire espagnole s’est heurtée aux mêmes vents contraires politiques que ceux auxquels elle était confrontée dans plusieurs autres pays. La peur des armes nucléaires, des accidents comme celui de Three Mile Island, alimentaient alors le mouvement antinucléaire naissant. Dans ce contexte, le Parti socialiste ouvrier espagnol (Partido Socialista Obrero Español, PSOE) se présenta aux élections générales de 1982, les deuxièmes à se tenir depuis la fin de la dictature militaire, avec, dans son programme, un moratoire sur les nouvelles constructions nucléaires, et il l’emporta haut la main. 

Moins de deux ans plus tard, le moratoire était en place, et aucune nouvelle construction de centrale ne devait plus démarrer. 1989 fut la dernière année à voir la mise en service d’une nouvelle centrale nucléaire, l’année également où le pourcentage le plus élevé de production d’électricité d’origine nucléaire fut atteint en Espagne, soit 38%. 

Carte montrant le tracé du pipeline Trans-Adriatique

Les plans énergétiques suivants ont maintenu le moratoire jusqu’en 1997, et aucune nouvelle centrale nucléaire n’a été construite en Espagne depuis lors, à l’instar de la tendance observée dans la majeure partie de l’Europe et des pays occidentaux. 

Aujourd’hui 

Conformément au Plan national intégré pour l’énergie et le climat (Plan Nacional Integrado de Energía y Clima, PNIEC), le gouvernement actuel prévoit d’abandonner progressivement l’énergie nucléaire en Espagne [1]. Ce document, qui reflète l’intention de l’administration socialiste de fermer tous les réacteurs entre 2027 et 2035, prévoit en parallèle un développement massif des énergies renouvelables, de l’ordre de plusieurs fois la capacité installée actuelle entre aujourd’hui et 2030, ainsi qu’une « grande capacité de stockage » non spécifiée pour compenser la variabilité des énergies renouvelables [2]. 

Le gouvernement soutient que l’énergie nucléaire est coûteuse, en omettant son taux d’imposition de plus de 60% 

Le gouvernement argue à présent du fait que les centrales atteignent leur durée de vie prévue de 40 ans [3]. Cependant, le chiffre de 40 ans n’a jamais été la durée de vie maximale des centrales ; avec une maintenance et des mises à niveau appropriées, plusieurs réacteurs dans le monde prévoient déjà ou envisagent de fonctionner en toute sécurité jusqu’à 60 ans et plus [4]. 

Il soutient également que l’énergie nucléaire est coûteuse et que les compagnies d’électricité elles-mêmes n’envisagent pas de nouvelles constructions [5], tout en omettant des facteurs tels que l’énorme charge fiscale qui pèse sur les centrales nucléaires espagnoles ; environ 23 €/MWh cumulés, soit un taux d’imposition effectif de plus de 60% [6]. 

Roberto Cingolani,
Ministre de la Transition écologique

Enfin, le gouvernement espagnol défend sa feuille de route énergétique en affirmant qu’elle permettra d’étendre massivement le déploiement des moyens de production d’énergie renouvelable [7]. Cependant comme cela a été démontré à maintes reprises, lorsque les centrales nucléaires sont fermées, leur production de base est principalement remplacée par la combustion d’énergies fossiles, ou a minima pérennisent l’usage de celles-ci. Nous l’avons vu dans l’État de New York, où les turbines électrogènes au gaz fossile se sont substituées à la production de la dernière centrale nucléaire de l’État, Indian Point, après sa fermeture [8]. 

Plus récemment, l’Allemagne a fermé ses trois derniers réacteurs nucléaires en avril dernier [9], dernière étape de son abandon totale de l’énergie nucléaire, alors même qu’elle détruit des villages entiers afin de continuer à extraire et brûler suffisamment de lignite pour s’alimenter en électricité [10]. En d’autres termes, la fermeture prématurée des centrales nucléaires est mauvaise tout à la fois pour la sécurité énergétique, pour l’économie d’un pays, et pour le climat. 

La décision 

Compte tenu de ce qui précède, la coalition qui verra le jour à la suite des élections générales qui ont eu lieu en juillet, ou d’un nouveau scrutin dans quelques mois si les conditions de formation d’un gouvernement ne sont pas réunies, jouera un rôle décisif dans le sort des centrales nucléaires en Espagne.

L’horloge tourne : la première centrale à être fermée serait celle d’Almaraz en 2027

Alors que le Parti socialiste au pouvoir vient de soumettre à l’UE le nouveau projet de PNIEC, qui devrait être approuvé l’année prochaine, le Parti populaire (PP), parti d’opposition conservateur, a fait du maintien de l’énergie nucléaire une pierre angulaire de sa campagne [11], mettant en avant le danger qu’il y aurait à supprimer 21% de la production électrique espagnole en si peu de temps et sans solution de rechange claire. 

En effet, si le calendrier actuel des fermetures progressives doit être revu, l’horloge tourne : la première centrale à être fermée dans le cadre du plan actuel serait la centrale nucléaire d’Almaraz, en 2027. Si l’on veut éviter cela, les processus administratifs tels que les renouvellements de licence et la sécurisation du combustible doivent commencer dès l’année prochaine [12]. 

Ces deux dernières années de nombreux pays sont revenus sur leurs plans de sortie du nucléaire 

Les prochains mois seront donc cruciaux pour prendre une décision dans un sens ou dans l’autre. Notre organisation, Econucleares, continuera à sensibiliser le public espagnol à l’importance de cette question et à la nécessité de l’énergie nucléaire.

L’Espagne se trouve ainsi à la croisée des chemins. Nous devons décider si nous suivons la voie tracée par des États comme l’Allemagne, en nous privant de l’énergie propre et abondante fournie par les centrales nucléaires, ou si nous corrigeons le tir et maintenons, voire développons, notre capacité de production nucléaire. 

Au cours des deux dernières années, de nombreux autres pays sont revenus sur leurs plans de sortie du nucléaire, les principes de sécurité et de fiabilité énergétiques occupant à nouveau le devant de la scène. Si l’Espagne les rejoignait, l’Europe et le monde entier recevraient un signal fort sur l’importance de l’énergie nucléaire au XXIe siècle. 


Références :

[1] https://www.miteco.gob.es/es/prensa/pniec.aspx 
[2] https://elperiodicodelaenergia.com/el-nuevo-pniec-2023-2030-al-completo/ 
[3] https://www.elindependiente.com/economia/2018/06/06/el-nuevo-gobierno-escalona-el-apagon-nuclear-y-centrales-mas-de-40-anos/
[4] https://www.energy.gov/ne/articles/whats-lifespan-nuclear-reactor-much-longer-you-might-think
[5] https://www.libremercado.com/2022-07-14/las-dos-medias-verdades-de-sanchez-para-justificar-su-obsesion-antinuclear-6916097/
[6] [https://www.revistanuclear.es/instalaciones/presion-fiscal-sobre-la-actividad-del-parque-nuclear-espanol/#:~:text=De%20esta%20forma%2C%20la%20suma,la%20venta%20de%20energ%C3%ADa%20el%C3%A9ctrica.]
[7]        https://www.epe.es/es/activos/20230628/pniec-sanchez-pide-electricas-57000-millones-mas-renovables-89226585
[8] https://eu.lohud.com/story/news/2022/07/22/new-york-fossil-fuels-increase-after-indian-point-nuclear-plant-shutdown/65379172007/#:~:text=The%20first%20of%20Indian%20Point%27s,nuclear%20power%20plant%20and%20thrived.
[9] https://www.dw.com/en/germany-shuts-down-its-last-nuclear-power-stations/a-65249019
[10] https://www.theguardian.com/artanddesign/2023/jan/24/eviction-lutzerath-village-destroyed-coalmine-a-photo-essay
[11] https://www.elindependiente.com/economia/2023/06/26/feijoo-promete-prorrogar-la-vida-de-las-nucleares-y-llegar-a-los-22-millones-de-trabajadores/
[12] https://www.elperiodicoextremadura.com/extremadura/2023/03/02/2024-fecha-limite-decidir-continuidad-83971946.html