Newsletter des Voix : Energie nucléaire, CO2, électrification et dysfonctionnement du marché

Alors que le besoin ô combien pressant de davantage d’énergie bas carbone fait peu à peu son chemin dans les esprits, qu’il commence à laisser sa marque sur la trame des économies dans le monde, on voit surgir de toutes parts de multiples scénarios, plans à long terme, projections ambitieuses, compilant aussi bien les modes de production que les volumes d’énergie à produire.

Les Voix ont bien l’intention de jouer leur partition dans ce concert.

Ce serait la première fois que, quittant les rives rassurantes des faits démontrables, nous nous aventurerions à proposer une vision. Mais fidèles à nos principes, nous prenons trois engagements :

Nous ne confondrons pas les objectifs à atteindre et les moyens pour y parvenir.

Nous donnerons résolument la priorité tout à la fois à la nature et aux humains, un climat stable étant une condition nécessaire aux deux.

Nous le ferons avec l’humilité qui convient, en fondant nos projections sur des faits et sur le retour d’expériences passées, ainsi que le fait l’auteur du texte qui suit. Nous ne jouerons pas aux apprentis sorciers avec l’avenir. Peut-être nous trouverez-vous trop pragmatiques, voire ennuyeux, mais nous mettrons au moins toutes les chances de notre côté pour y parvenir.

Envisager l’avenir ne signifie pas tourner le dos aux leçons du passé, mais tout au contraire s’appuyer sur elles. C’est le principe qui nous guidera, comme nous souhaitons qu’il guide aussi les décideurs, les chercheurs et les législateurs. Nous espérons que les éléments développés dans le texte ci-dessous y contribueront.

Energie nucléaire, CO2, électrification et dysfonctionnement du marché

Par Edgardo Sepulveda

Economiste consultant d’origine chilienne basé au Canada, Edgardo Sepulveda est intervenu ces 25 dernières années auprès d’agences des Nations-Unies, de la Banque Mondiale, et de ministères, agences de réglementation, prestataires de services, groupes d’intérêt public et syndicats dans plus de 40 pays. Il préside Sepulveda Consulting Inc., qui conseille le secteur des télécoms et de l’électricité. Cet article est basé sur les données de son site « Profils de décarbonation » (edecarb.org). Sur Twitter : @E_R_Sepulveda

Palmarès de décarbonation

Notre avenir énergétique est le sujet de discussions conjurant différentes visions sur l’opportunité et la manière de décarboner. Et comme dans tout débat, le passé est également convoqué en raison de sa capacité à éclairer les politiques à venir. Je résume ici les résultats de mes recherches sur la manière dont l’énergie nucléaire a contribué à la décarbonation de la production d’électricité pour des pays développés, et l’ampleur des émissions de CO2 évitées par l’usage du nucléaire. J’examine ensuite dans quel cadre économique l’énergie nucléaire s’est significativement développée, et tâche d’en tirer des leçons pour la conception future du marché de l’électricité.

Les transitions énergétiques prennent du temps. Leur analyse nécessite donc des données de bonne qualité, permettant la comparaison entre les pays et à travers les années. La base de données que j’ai constituée comprend des données relatives à la production et aux émissions directes sur 50 ans (1971-2020) pour 30 pays avancés à revenu élevé dénommés « les 30 de l’OCDE »[1]. Les sources, données complètes et méthodologies sont disponibles sur le site internet edecarb.org.

Alors que les 30 pays de l’OCDE représentaient en 2020 environ 20 % de la population mondiale, ils totalisaient 60% du PIB mondial, pour plus de la moitié de la production globale d’électricité, mais aussi des émissions totales de carbone sur la période 1971-2020.

Pays nucléaires et non-nucléaires

Pour répondre à la première question dans quelle mesure l’énergie nucléaire a contribué à la décarbonation, je distingue, parmi les 30 pays de l’OCDE, « les 17 Nucléaires » qui ont produit de l’électricité nucléaire au cours des 30 dernières années et les « 13 Non-Nucléaires » qui n’en ont pas produit. Chaque graphique montre le pourcentage dans le mix électrique de nucléaire, d’hydraulique, d’éolien et de solaire (ensemble), de charbon, de pétrole, de gaz et de biomasse, ainsi que l’intensité carbone du mix en kgCO2/MWh.

La figure ci-dessus, présentant les données pour les « 17 nucléaires », montre qu’au début de la période ce groupe de pays avait relativement peu de ressources hydrauliques (environ 20% du mix) et avait par conséquent une intensité d’émissions de CO2 élevée, à hauteur d’environ 595 kgCO2/MWh. Le déploiement significatif du nucléaire des années 70 au milieu des années 90 a fortement réduit l’intensité des émissions, principalement par le remplacement du pétrole, jusqu’en 2000, date après laquelle l’éolien et le solaire, ainsi que le gaz à plus faibles émissions, ont remplacé le charbon très fortement émetteur. Les émissions de 2020 étaient en moyenne de 335 kgCO2/MWh environ, ce qui signifie que les émissions ont été réduites de 5,2 kg par an sur cinq décennies.

Le groupe des « 17 Nucléaires » comprend des pays d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie ayant des histoires politiques, des environnements sociaux et des configurations géographiques divers. Les graphiques suivants présentent six pays avec des parts importantes de nucléaire dans leur mix électrique : la Belgique, la Finlande, la France, la Slovaquie, la Suède et la Suisse. Pour chacun d’entre eux, le déploiement du nucléaire s’est traduit par une réduction des émissions à des niveaux bien en-deçà de la moyenne de l’OCDE. Cette réduction a été encore plus profonde dans les pays disposant déjà d’une part importante de production hydraulique, comme la Suède ou la Finlande.

Au cours des 50 dernières années les pays qui ont adopté l’énergie nucléaire ont réduit l’intensité carbone de leur production électrique de manière soutenue, trois fois plus que ceux n’y ayant pas eu recours

Par contraste, comme montré ci-dessous, les « 13 Non-Nucléaires » ont seulement réduit leur intensité d’émissions de 1,5 kgCO2/MWh par an depuis 1971. Ce qui représente moins du tiers du rythme de réduction auquel sont parvenus les 17 Nucléaires.

Cette performance relativement médiocre s’explique tout d’abord par trois « décennies perdues » d’inaction climatique – au cours desquelles leurs émissions ont augmenté dans les années 70 et 80 puis se sont stabilisées dans les années 90 -, et ensuite par une période de 15 ans au cours de laquelle les 13 Non-Nucléaires – malgré une diminution généralisée de l’intensité d’émissions du fait du remplacement d’une partie du charbon par du gaz et de l’ajout d’éolien et de solaire – n’ont pas pu « rattraper » les 17 Nucléaires, qui ont connu un taux de réduction similaire au cours de cette période.

Emissions cumulées de l’électricité et émissions évitées

Combien de CO2 a été émis par les 30 pays de l’OCDE depuis 1971 pour produire de l’électricité, et combien a été évité grâce au nucléaire, à l’éolien et au solaire ?

L’analyse montre que la production totale de ces 30 pays sur cette période a été de 380 PWh (un pétawatt heure équivaut à mille térawatt heures, ou 1024 watt heures), dont 230 PWh produits à partir de charbon, pétrole, gaz et biomasse ayant entraîné environ 178 Gt d’émissions directes (une gigatonne correspond à un milliard de tonnes).

Le nucléaire a démontré sa contribution significative à la réduction des émissions

Quelles quantités de gaz à effet de serre supplémentaires auraient été émises si le nucléaire, l’éolien et le solaire qui ont été déployés ne l’avaient pas été ?

Les données montrent que les 79 PWh produits à partir du nucléaire ont évité environ 57 Gt, soit environ 32% des émissions effectives sur la période. Par comparaison, les 9 PWh venant de l’éolien et du solaire ont évité environ 6 Gt d’émissions, soit 3,5 % des émissions totales. En 2020 les émissions globales de CO2 associées à la production d’électricité ont été d’environ 14-15 Gt. Le nucléaire a donc évité de l’ordre de 4 ans d’émissions mondiales de l’électricité au niveau actuel, tandis que l’éolien et le solaire n’en ont jusqu’ici évité que l’équivalent de 5 mois.

Croissance économique, croissance du marché

Les prévisions en matière de croissance du marché futur de l’électricité sont essentielles pour les nouvelles constructions nucléaires, et le ralentissement puis la stagnation du développement de l’électrification au sein du groupe de ces 30 pays de l’OCDE a été sous-estimée en tant que cause du faible nombre de nouveaux réacteurs nucléaires qui y ont été construits au cours des deux dernières décennies. Pour montrer cela, j’utilise un autre indicateur, l’intensité électrique, définie par la quantité d’électricité générée (en GWh) rapportée au PIB (en $).

La figure suivante présente la variation annuelle moyenne de l’intensité électrique pour les 30 pays de l’OCDE depuis 1960. Jusqu’au milieu des années 1980, ce ratio a augmenté de plus de 1% par an, ce qui signifie que la production d’électricité augmentait plus vite que le PIB. Vu d’aujourd’hui, nous pouvons identifier ce phénomène comme la fin d’un siècle d’« électrification 1.0 », démarré dans les années 1880 et qui a vu l’électricité augmenter fortement sa part dans le mix énergétique. De telles perspectives de croissance électrique soutenue ont alors probablement fourni l’une des principales justifications économiques aux planificateurs publics et aux investisseurs privés pour lancer des investissements nucléaires de grande ampleur, à retour sur investissement long.

Cependant, du fait d’un ensemble de facteurs structurels externes, les perspectives de croissance continue de l’intensité électrique ont commencé à évoluer dans les années 70-80, vers un scénario de stabilité puis de déclin à la fois relatif et absolu. On peut supposer que ce nouveau contexte a globalement réduit le besoin d’investissement dans tous les types de moyens de production d’électricité, et favorisé les projets plus petits et modulaires avec des périodes de retour sur investissement plus courtes.

La décarbonation massive par l’électrification va demander un doublement voire un triplement de la production d’électricité d’ici 2050

Mais les perspectives de croissance électrique sont à présent en train de repartir à la hausse, en reconnaissance du fait que de nombreuses voies de décarbonation vont nécessiter une « électrification 2.0 » ; les politiques climatiques entraînent en effet des changements structurels engageant l’électrification de nombreux secteurs (comme les transports et le chauffage) jusqu’à présent alimentés directement par des combustibles fossiles. Cette électrification massive nécessitera un doublement voire un triplement de la production d’électricité d’ici 2050 dans les pays de l’OCDE. La figure suivante montre comment cette hausse de la consommation d’électricité induite par les politiques publiques pourrait, si elle se concrétise, générer à nouveau de la visibilité sur la croissance de l’intensité électrique à long terme. Ce scénario pourrait fournir le contexte financier favorable aux investissements massifs requis pour de nouvelles capacités, en particulier nucléaires, pour répondre à cette demande.

Réflexions sur la régulation économique

Une autre explication peu évoquée au fait qu’il y ait eu peu de nouvelles constructions nucléaires dans l’OCDE ces 25 dernières années concerne la régulation économique, ou plutôt son absence. La majeure partie de la capacité nucléaire des pays avancés a été construite soit par des services publics appartenant à l’État, soit par des électriciens privés sur des marchés réglementés. Au cours des deux dernières décennies cependant, la dérègulation des marchés, qui ne garantit plus des revenus stables, a accru le risque de marché pour de nouveaux investissements. Afin de réduire les risques financiers, en particulier pour l’éolien et le solaire, les gouvernements ont mis en place des mécanismes octroyant des revenus complémentaires en dehors du marché. Contrairement aux intentions politiques d’il y a vingt ans qui étaient de créer un marché « libre », seule une partie des nouveaux investissements dans les 30 pays de l’OCDE ont été réalisés sur une base purement marchande. Cela a conduit à un consensus d’experts selon lequel la conception actuelle du marché est inefficace pour attirer les investissements bas-carbone très importants requis pour réaliser l’« électrification 2.0 ».

L’une des justifications de l’adoption de stratégies traditionnelles de réduction des risques – telles que l’intervention de l’Etat dans les investissements, la réglementation économique ou les contrats à long terme – était la conscience de la part des décideurs politiques du fait que de nombreux investissements socialement souhaitables, mais à plus long retour sur investissement, ne verraient pas le jour sans cela. C’est dans le cadre de telles constructions institutionnelles, combinées à des perspectives de croissance robuste du besoin en électricité, que le nucléaire historique a été planifié et déployé. Ces deux éléments sont probablement nécessaires pour que le nucléaire puisse à nouveau bénéficier d’investissements massifs, maintenant et dans le futur.

Comme pour les renouvelables, des mécanismes hors marché commencent à être introduits pour assurer un environnement plus favorable au nucléaire

Il n’est donc pas surprenant que les opérations historiques et récentes réussies de financement du nucléaire se soient concentrées sur les revenus hors marché : que ce soit par le biais de tarifs réglementés garantis (comme la régulation du taux de retour en place dans de nombreuses juridictions nord-américaines, ou le nouveau modèle de base d’actifs réglementés au Royaume-Uni), de crédits liés à la protection du climat (tels que les crédits Zéro-Emissions dans un certain nombre d’États aux États-Unis), ou encore des contrats à long terme spécifiques (c’est par exemple le cas pour la centrale nucléaire de Bruce en Ontario, au Canada). Tous ces éléments sont essentiels pour faire en sorte que l’environnement réglementaire devienne plus favorable au nucléaire. Comme évoqué, ces types de mécanismes hors marché sont déjà largement utilisés pour promouvoir le développement des énergies éolienne et solaire, notamment en Europe.

Quels enseignements en tirer pour le futur ?

Le nucléaire a contribué de manière significative à la réduction des émissions ; au cours des 50 dernières années les pays qui ont adopté le nucléaire ont réduit l’empreinte carbone de leur électricité trois fois plus que les pays qui n’y ont pas eu recours, évitant l’équivalent de 4 années d’émissions actuelles de la production électrique mondiale. À l’avenir, pour garantir la pérennité de cet héritage, nous devrions soutenir les scénarios de croissance de l’électrification sous l’égide des politiques publiques, parce qu’ils sont à la fois les plus susceptibles d’atteindre les objectifs de décarbonation et les plus propices à la construction de nouvelles capacités nucléaires.

Les scénarios basés sur une progression de l’électrification ont plus de chances de faire réussir la décarbonation

En ce qui concerne la régulation du marché, à court et moyen terme et en vue d’uniformiser les règles du jeu, nous devrions veiller à ce que le nucléaire ait accès à des revenus hors marché et autres mécanismes de soutien disponibles pour les autres technologies bas-carbone, en reconnaissance des services particuliers qu’il fournit : une énergie fiable en base, décarbonée, et pilotable.

À long terme cependant, il faudra s’attaquer à une question politique plus profonde : démystifier l’idée politique, apparue ces deux dernières décennies, selon laquelle il faudrait s’appuyer sur les marchés de gros pour déterminer le montant et la combinaison des investissements socialement les plus souhaitables dans le secteur de l’électricité. L’engagement de nombreux gouvernements envers ce marché « libre » s’est révélé superficiel et opportuniste ; qu’il s’agisse des fermetures de centrales nucléaires décidées par le législateur en Allemagne, en France et en Belgique, ou de la combinaison de normes de gestion de portefeuille imposant une part d’énergies renouvelables, d’allégements fiscaux, et de tarifs de rachat supérieurs aux prix de marché en Amérique du Nord et en Europe, le « marché » est souvent opportunément utilisé comme un outil indirect ou un prétexte pour contraindre le nucléaire, alors même que des mécanismes hors marché sont légitimés pour d’autres technologies comme l’éolien ou le solaire.

Nous devrions rester vigilants à l’égard des déclarations politiques fallacieuses, et nous concentrer sur les politiques publiques dont l’efficacité a été démontrée pour guider notre transition vers un système énergétique décarboné.

Notes

1 Une grande partie des données provient de l’Organisation de coopération et de développement économiques et de son affilié, l’Agence internationale de l’énergie.