L’Europe et le nucléaire : épisode 2 – la Belgique

Les politiques Energie-Climat européennes et le nucléaire : une Union désunie

2ème épisode de notre série sur le Bénélux, nous abordons aujourd’hui un pays à l’actualité énergétique et donc climatique brûlante : la Belgique.

Traduisant dans sa politique intérieure les grandes et petites contradictions qui agitent l’Union Européenne avec laquelle il partage sa capitale, ce grand petit pays concentre en ce moment dans le débat concernant la fermeture prochaine de ses centrales nucléaires toutes les conséquences que produit l’incohérence entre objectifs climat (encore durcis par le Conseil européen des 10 et 11 décembre à 55% de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 par rapport à leur niveau de 1990) et politiques énergétiques qui négligent le simple critère de gCO2/kWh : hausse des émissions de gaz à effet de serre, subventions accordées à des capacités fossiles, importation d’énergies fossiles, pertes de compétences ainsi que de capacités d’énergies décarbonées… au nom de la transition énergétique.

Nous avons voulu avec cette newsletter rentrer pour une fois dans le détail des mécanismes à l’œuvre : où l’on voit sous nos yeux ébahis qu’à chaque fois que les partis Verts sont intervenus leur revendication principale a été une réduction de la part du nucléaire plutôt que des mesures de préservation du climat ou de l’environnement, que les mécanismes de capacité payés par l’état belge au profit d’acteurs privés des énergies fossiles deviennent incontournables, et que finalement il est fait peu de cas, ou en tous cas pas assez, et certainement ni assez loin en Europe ni assez fort, de la conclusion à laquelle cette politique amène : la sortie du nucléaire va faire passer la Belgique de 23% de fossiles dans son mix électrique en 2020 à 72% en 2030.…

Myrto,
pour les Voix

La politique énergétique belge : sur la voie d’une anti-transition

Par MATTHIAS MEERSSCHAERT

Titulaire d’un Master en philosophie avec spécialisations en économie et communication, Matthias a travaillé 10 ans en tant que conseiller polyvalent en relations publiques à Bruxelles et à Londres, pour rejoindre depuis 2011 le Forum nucléaire belge en tant que responsable des relations et des affaires publiques..

LE CHOIX DE LA BELGIQUE ET SES CONSEQUENCES SUR LE CLIMAT, L’EMPLOI ET LES PRIX

Le marché de l’électricité belge se caractérise par la sécurité de son approvisionnement, des prix stables et une empreinte carbone qui est meilleure que la moyenne européenne1. Les sources d’électricité bas carbone fournissent environ les deux tiers de la production nationale. En partie parce que le pays accélère ses efforts pour déployer du renouvelable (principalement de l’éolien terrestre et off-shore, et du photovoltaïque, bien que l’objectif de 13% ne soit pas encore atteint). Mais surtout grâce aux deux centrales nucléaires qui fournissent la moitié de la production nationale : 3 réacteurs à Tihange et 4 à Doel. Avoir accès à une électricité abondante, fiable, à un prix acceptable et stable est crucial pour les activités économiques du pays, par exemple pour l’industrie pétrochimique du port d’Anvers, pour en nommer une seule.

Tout ceci a mené à la situation actuelle, où les sept réacteurs représentant 6 GW doivent être arrêtés entre 2022 et 2025

Tout ceci pourrait subir un arrêt brutal dans les années à venir, puisque le gouvernement actuel (une vaste coalition entre les partis libéral, socialiste, vert et chrétien-démocrate, surnommée coalition Vivaldi avec comme premier ministre l’ancien responsable du parti libéral Alexander De Croo) a confirmé le plan de fermeture de tous les réacteurs pour 2025. C’est seulement la seconde fois dans l’histoire que les parties « verts » font partie de la majorité. La première était entre 1999 et 2004, quand la loi concernant la fermeture a été instituée et votée au parlement (une condition sine qua non pour que ces partis entrent au gouvernement). Depuis, le planning d’arrêt a été adapté à deux reprises, avec une prolongation de 10 ans pour les trois réacteurs les plus anciens, Doel 1 et 2 et Tihange 1, accordée par les gouvernements précédents, afin de garantir la sécurité de la fourniture de courant. Tout ceci a mené à la situation actuelle, où l’ensemble des sept réacteurs représentant 6 GW doivent être arrêtés entre 2022 et 2025.

Centrale nucléaire de Doel
(Source : LimoWreck
)

Pour éviter des black-out dans les années à venir, Elia, l’opérateur du réseau de transport national, a calculé qu’une capacité additionnelle de 3,9 GW sera nécessaire. Soit en important (la Belgique est parmi les pays les mieux connectés en Europe, mais les liens actuels ne suffiront pas), soit en construisant des nouvelles centrales. Aucune de ces centrales (principalement du gaz, malgré les plans ambitieux pour le renouvelable de la ministre Vert actuelle) n’a cependant été construite, et dans le marché actuel aucun investisseur privé n’est intéressé pour construire des nouvelles centrales sans des aides de l’état. Ainsi, un mécanisme a été mis en place en 2019 par le gouvernement précédent avec le soutient des partis écologistes, qui étaient à l’époque dans l’opposition, grâce à une « majorité variable » (wisselmeerderheid). Connu sous le nom de MRC (Mécanisme de Rémunération de Capacité), ce dispositif d’aide est actuellement en revue par la Direction Générale de la Concurrence de la Commission Européenne pour s’assurer qu’il est en conformité avec les règles sur les aides d’état. Ce genre de revue prend habituellement environ 12 mois.

Des journalistes ont posé des questions à propos de cette affirmation, en faisant remarquer que remplacer du nucléaire par du gaz est exactement l’inverse d’une soi-disant transition du carboné vers le bas-carbone»

Pendant ce temps, la nouvelle ministre fédérale de l’énergie, Tinne Van der Straeten (parti Vert) a affirmé que la sortie du nucléaire n’est pas un objectif, mais « un moyen d’effectuer la transition d’une source d’électricité intensive en carbone et chère vers un réseau bon marché et bas carbone »2. Des journalistes ont posé des questions à propos de cette affirmation, en faisant remarquer que remplacer du nucléaire par du gaz est exactement l’inverse d’une soi-disant transition du carboné vers le bas-carbone. Confrontée à ce paradoxe, la ministre a défendu sa politique en comparant la transition et l’augmentation des rejets de CO2 dans les années à venir avec la rénovation d’une maison : « il faut d’abord affronter la poussière, mais à la fin on est heureux du résultat. Ça empire avant de s’améliorer »3

Ministre fédérale de l’Energie, Tinne Van der Straeten
Photo BELGA

Mais ceci pourrait ne pas être le chant du cygne pour le nucléaire. Alors que certains se sont félicités de la décision du nouveau gouvernement de définir enfin une perspective claire après deux décennies d’incertitudes à propos de la politique énergétique belge, le gouvernement lui-même a entretenu cette incertitude en laissant la porte ouverte à une éventuelle prolongation pour deux réacteurs (Doel 4 et Tihange 3). Une évaluation indépendante est en cours et doit rendre ses conclusions en novembre 2021. Si elle devait prévoir des risques potentiels sur la sécurité de l’approvisionnement, le gouvernement prendrait les mesures adéquates comme par exemple l’ajustement du planning pour une capacité jusqu’à 2 GW. Ce à quoi Engie Electrabel, qui exploite les réacteurs, a répondu que fin 2021 il sera tout simplement trop tard pour commencer les travaux d’extension de durée de vie sur les réacteurs concernés.

Centrale nucléaire de Tihange

L’IMPACT D’UNE SORTIE DU NUCLÉAIRE

Si la Belgique décidait de sortir entièrement du nucléaire en 2025, l’impact serait substantiel sur la sécurité d’approvisionnement, les émissions de dioxyde de carbone, l’emploi, la maîtrise du nucléaire, le prix de l’électricité, et de nombreux autres paramètres.

Pour ce qui concerne le prix de l’électricité, on estime qu’une sortie complète en 2025 pourrait en doubler le coût d’ici 2050i, avec des investissements supplémentaires de 36 milliards d’euros entre 2010 et 2030ii. Le déficit commercial belge pourrait s’accroître de 3,7 €/MWh d’ici à 2030iii et le coût des importations d’électricité pourrait augmenter jusqu’à 300 millions d’eurosiv. Des études plus récentes ont conclu qu’une sortie du nucléaire pourrait impliquer un coût supplémentaire entre 134 millions4 et 1 milliard5 d’euros par an. Toutes ces conclusions inquiétantes viennent d’études indépendantes émanant de scientifiques, think tanks et organismes de recherche.

Les émissions de gaz à effet de serre en 2030 seraient supérieures de 47% à celles de 2010

Quant à l’impact sur le climat de cet arrêt, plusieurs études indépendantes sur le sujet sont arrivées à des conclusions tout aussi inquiétantes. Les émissions de dioxyde de carbone de la production d’électricité pourraient tripler d’ici 2050 après une sortie du nucléairev, avec 4 millions de tonnes de CO2 supplémentaires par an d’ici 2030vi, et 19 millions de tonnes par an à partir de làvii. Les émissions de gaz à effet de serre en 2030 seraient supérieures de 47% à celles de 2010viii. Tout ceci serait le résultat du fait que la part d’électricité à base de fossiles, actuellement 27% de la production nationale, atteindrait un pic de 72% en 2030ix, avec pour résultat une augmentation sévère des émissions, totalement contraire aux objectifs de l’Accord de Paris sur le Climat de 2015 auxquels la Belgique s’est engagée. L’énergie nucléaire est clairement une partie de la solution pour la protection du climat, en tant qu’excellent complément à l’énergie renouvelable..

Une sortie du nucléaire impacterait négativement l’industrie dans d’autres domaines que l’énergie

Pour ce qui concerne l’emploi, le plan actuel pourrait avoir comme résultat la perte directe de 7 000 postes, sans mentionner les emplois parmi les sous-traitants. De façon plus globale, une sortie du nucléaire aurait un impact négatif sur la position internationalement reconnue de la Belgique en tant que pôle de compétences sur l’énergie nucléaire – actuellement le pays dispose d’une expertise approfondie dans les différents domaines, de la recherche fondamentale et appliquée à la médecine, et dans le cycle de vie des installations nucléaires, de l’ingénierie à la construction, le démantèlement et la gestion des déchets. Ainsi, une sortie du nucléaire impacterait négativement l’industrie dans d’autres domaines que l’énergie, et pourrait provoquer sur le long terme une véritable « fuite des cerveaux ». Les travailleurs des centrales de Doel et Tihange ont soulevé cet aspect récemment, en mettant en avant le grand nombre d’emplois en jeu et en rappelant aux politiques que le savoir-faire belge en termes de nucléaire sera fortement impacté. Ils se sentent trahis : « quand 500 emplois ou plus risquent de disparaître, les médias et les politiciens se font l’écho de la désapprobation collective. Ici, 7 000 emplois ou plus risquent de disparaître et personne ne semble réagir » a déclaré un ouvrier de Doel. Les syndicats ajoutent : « c’est une bien triste première pour la Belgique : jamais auparavant dans l’histoire économique du pays un gouvernement n’avait décidé d’arrêter l’exploitation d’un centre industriel – un centre qui pourrait garantir des opérations sures et fiables pour encore au moins deux décennies ».

LE DÉBAT PUBLIC

Une étude menée par le think tank britannique indépendant EMBER6 a déclenché le débat public et un véritable tsunami de commentaires de la part de chercheurs, think tanks, fédérations industrielles et experts de l’énergie, qui ont publiquement et à de multiples reprises remis en question la politique énergétique belge. L’étude concluait que la Belgique, actuellement parmi les meilleurs pays en termes de décarbonation du secteur électrique et énergétique, sera parmi les 7 pays les moins performants en 2030, après la sortie du nucléaire et l’ajout de gaz, et un des deux seuls pays de l’Union Européenne dans lesquels la part de fossile dans la génération de courant va augmenter entre maintenant et 2030. L’autre pays est la Suède, où le fossile passera de 2,24% à 2,27%. En Belgique, il doit passer de 39% à 59%…

Les mouvements environnementalistes « traditionnels » défendent âprement la politique anti-nucléaire et pro-gaz

Ceci a bien entendu augmenté la pression et a globalement été perçu comme le premier véritable obstacle pour le nouveau gouvernement, en place depuis seulement huit semaines. Des journalistes ont estimé que le sujet continuera de peser au-dessus de la tête du gouvernement comme une épée de Damoclès. Dans le débat public qui a suivi, il est d’autant plus ironique que les mouvements environnementalistes « traditionnels », qui ont un lien historique fort avec les partis verts (de nombreux anciens membres actifs de ces mouvements occupent maintenant des positions dans les divers cabinets Verts) défendent âprement la politique anti-nucléaire et pro-gaz. Des experts de diverses provenances, depuis les nouveaux environnementalistes comme le mouvement Ecomoderniste et jusqu’au experts et chercheurs indépendants, ont ouvertement exprimé leur désaccord avec cette transition anti-écologique. Certains affirment que le gouvernement applique l’agenda dogmatique et anti-nucléaire du parti Vert, malgré ses coûts, uniquement pour garder la coalition soudée.

51% des interrogés préfèrent une combinaison de renouvelables et nucléaire par rapport aux alternatives. Le scénario actuel du gouvernement n’est soutenu que par 22%

Quelle que sera la conclusion de l’intense débat public, l’opinion publique a une vue très nuancée sur la technologie nucléaire. Le dernier sondage date d’il y a seulement quelques semaines7, avec le gouvernement actuel déjà en place. Un échantillon représentatif de 1.000 Belges ont répondu à un sondage en ligne, et les résultats sont remarquables. Les participants ont été à 44% en faveur d’une prolongation des centrales nucléaires (41% contre), principalement pour assurer la sécurité de l’approvisionnement, et ce parce qu’une majorité (51%) craint que les centrales de remplacement ne soient pas prêtes à temps.

Enfin, une majorité de 51% préfèrent une combinaison de renouvelables et nucléaire par rapport aux alternatives. Le scénario actuel du gouvernement, lui, n’est soutenu que par 22% de la population.

Notes

1 https://www.electricitymap.org

2 Interview with Tinne Van der Straeten, Le Soir newspaper, 24 october 2020 https://plus.lesoir.be/333574/article/2020-10-24/tinne-van-der-straeten-la-premiere-etape-cest-geler-la-facture-energetique

3 https://twitter.com/terzaketv/status/1328778692781363200

4 EnergyVille, 2020 https://www.energyville.be/pers/energyville-lanceert-aanvullende-systeemscenarios-voor-elektriciteitsvoorziening-belgie-2030

5 https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2020/11/18/vivaldi-zet-een-nucleaire-val/

6 https://ember-climate.org/wp-content/uploads/2020/03/Ember-2020GlobalElectricityReview-Web.pdf

7 Polaris survey, october 2020

i Federal Planning Bureau, 2030 Climate and Energy Framework for Belgium – Impact assessment of a selection of policy scenarios up to 2050, 2015

ii Federal Planning Bureau, 2030 Climate and Energy Framework for Belgium – Impact assessment of a selection of policy scenarios up to 2050, 2015

iii Energyville, Energy Transition in Belgium: Choices and Costs, 2017

iv Energyville, Energy Transition in Belgium: Choices and Costs, 2017

v PricewaterhouseCoopers, Successes in the Energy Transition, 2016

vi Energyville, Energy Transition in Belgium: Choices and Costs, 2017

vii Energyville, Energy Transition in Belgium: Choices and Costs, 2017

viii FOD Economy & Federal Planning Bureau, Prospective study Emlectricity 2030, 2015

ix Federal Planning Bureau, Toelichting bij sommige uitdagingen voor het Belgische energiebeleid in het kader van klimaatdoelstellingen

Enfin, une majorité de 51% préfèrent une combinaison de renouvelables et nucléaire par rapport aux alternatives. Le scénario actuel du gouvernement, lui, n’est soutenu que par 22% de la population.