Lettre ouverte à Hugo Clément

  • Lundi 21 mars était diffusé sur France 5 en prime time un reportage de Hugo Clément « Sur le front » traitant notamment de l’énergie nucléaire.

    Emmanuelle Galichet, enseignante chercheure au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), experte en physique nucléaire, a regardé ce reportage avec intérêt. Elle a tout d’abord écrit au journaliste pour lui donner ses impressions sur la méthode. N’ayant pas eu de retour, elle nous permet à présent de publier ses commentaires sous forme de lettre ouverte, afin que chacun puisse y avoir accès et se construire un avis équilibré sur les sujets abordés.


    C’est un documentaire honnête sur les choix de technologies de production électrique de la France – le nucléaire depuis longtemps, plus récemment pour l’éolien – afin d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Vous avez raison il n’y a pas d’énergie idéale. Il y a des débats sociétaux permettant de choisir quels modes de vie les français souhaitent et ensuite des technologies à choisir pour atteindre les objectifs.

    Toutefois, certains passages gagneraient à être mieux documentés et présentés différemment pour permettre une vraie comparaison scientifique et, ainsi, une information éclairée. La rationalité scientifique peut être également un mode de présentation, peut-être moins sensationnel, mais qui suscite de l’intérêt chez le public.

    Hannah Arendt écrivait : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. »

    Ainsi lorsque l’on présente un chiffre en science il est primordial de le comparer à un autre chiffre, bien choisi évidemment (on ne compare pas des pommes et des balles de tennis). Voici quelques passages :

    1. Par exemple, lorsque vous filmez le compteur Geiger-Muller dont la mesure augmente au passage du camion il est important de dire ce que représente votre chiffre. Sinon évidemment le public va se dire : quelle horreur ça monte c’est dangereux ! Et ce n’est sans doute pas ce que vous vouliez montrer n’est-ce pas ?

    Je vous donne un ordre de grandeur comparable à ces 8 microSievert/h : il est équivalent au débit de dose reçu lors d’un voyage entre Paris et New-York en avion par chaque passager de l’avion (si on veut être précis : 9,5 microSievert/h pour le vol Paris-NY). Ce serait mieux de le dire, et également que tout transport dangereux, dont le nucléaire fait partie, est réglementé et contrôlé avant que les camions ne traversent la France.

    • Lorsque vous montrez une image thermique de l’intérieur des containers de déchets vous devriez en conclure seulement que c’est une image thermique. Donc les déchets radioactifs émettent de la chaleur. Vous pouvez faire une image similaire en scannant l’intérieur d’une habitation en hiver. Vous verrez les mêmes taches rouges autour des radiateurs. Pour autant les déchets ne sont pas des radiateurs. Je vous invite à lire mon article paru récemment sur le site d’information scientifique The Conversation sur les déchets radioactifs[1].

    De la même manière plusieurs passages semblent volontairement à charge :

    • Vos « experts » anti-nucléaires, l’un décrit comme expert par son épouse, car il s’intéresse au nucléaire ; l’autre soi-disant experte en déchets radioactifs et en géologie : ce n’est pas la définition d’un expert il me semble. Lui donner la parole oui mais en face il faut donner la parole à de vrais experts ou vous faire la voix de ces experts scientifiques. Vous donnez la parole aux salariés des entreprises de la filière qui ne sont pas formés à l’argumentation et qui souvent ont un droit de réserve.
    • Rien n’est dissimulé aux générations futures. J’explique dans mon article que le déchet radioactif est le seul déchet dont la gestion est encadrée par la loi, pour lequel une agence publique et scientifique a été spécialement créée et qui est surveillé par des organismes contrôleurs. Des commissions de débat public ont été mises en place.
    • Lorsque vous vous promenez à la Hague sur le site d’entreposage des déchets de Haute Activité (HA), vous ne remarquez pas que vous y êtes sans tenue de protection ? Vous marchez sans aucune protection au-dessus. Mais la seule question que vous posez est : « est-ce que c’est dangereux ? » Peut-être qu’une autre question aurait été moins orientée : « comment faites-vous pour que le stockage ne présente pas de risque ? »

    Et cette remarque tient également lorsque vous décrivez les transports de déchets radioactifs. Voici quelques chiffres sur les emballages (site Orano) :

    « D’un poids de 97 tonnes, d’une longueur de 6,80 mètres et d’un diamètre de 2,50 mètres chacun, ces emballages de transport sont des conteneurs cylindriques utilisés pour le transport de combustibles usés. De par leurs caractéristiques radiologiques, ces matières nécessitent en effet un emballage spécifique pour être transportées, par exemple d’une centrale nucléaire à l’usine de retraitement d’Orano à La Hague. Conçus pour résister à des chocs très violents et dotés d’une enveloppe de 30 centimètres d’épaisseur pour confiner la radioactivité et réduire le niveau de rayonnement au contact des colis, les emballages de transport assurent ainsi la protection de l’homme et de l’environnement lors de l’acheminement des combustibles usés à La Hague. »

    Aussi un petit film qui vous montrera comment l’industrie nucléaire s’assure de la tenue des emballages des déchets : https://www.nwmo.ca/fr/A-Safe-Approach/Transportation/Safe-Containment. Pensez-vous qu’un tel crash-test soit fait pour un camion-citerne transportant du fioul ?

    Vous dites enfin que l’énergie nucléaire produit beaucoup de déchets, très longtemps radioactifs et que l’on ne sait pas les rendre moins dangereux. Je vous contredis sur chacun des points :

    • Beaucoup : non puisqu’il faut peu de matière pour produire une grande quantité d’énergie (c’est le propre de l’interaction nucléaire, la plus intense de toutes). Comme un principe de physique est que rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme. Il est trivial de démontrer que les déchets radioactifs sont produits en très faibles quantités comparés à ceux des combustibles fossiles, ou même des autres dispositifs de production d’électricité.
    • Très longtemps radioactifs : oui mais cette radioactivité décroit très vite dans le temps (courbe exponentielle) et donc 90% de cette radioactivité a disparu au bout de 100 ans. Leur seul destin est de redevenir stables. Ce n’est pas le cas d’autres déchets industriels comme le CO2, les particules fines, les plastiques, l’amiante, l’arsenic, les métaux lourds, les pesticides de synthèse… dont les durées de vie sont souvent infinies.
    • Les rendre moins dangereux : si on pourrait le faire ; cela s’appelle la transmutation. On les casse en morceaux plus petits et au fur et à mesure leur énergie en trop s’échappe. Aujourd’hui ce n’est encore économiquement pas intéressant. Donc il faut faire la part des choses entre une industrie qui a besoin d’un bilan économique positif (et c’est normal) et la science qui cherche toutes les solutions possibles.

    Sur le « problème de la saturation des piscines » : Tristan Kamin a raison, il y aura possiblement une saturation des piscines de la Hague dans l’avenir si les décisions de construction d’un nouvel espace d’entreposage ne sont pas prises suffisamment tôt. Mais de quel niveau ? Les flux de combustibles usés qui arrivent à la Hague seront totalement arrêtés ou un certain pourcentage devra être stocké dans les piscines des sites de production ? De combien d’arrêts de réacteurs parle-t-on ? Des projections et des calculs ont surement été faits par Orano et EDF. Ce serait bien de donner encore une fois des chiffres. Le problème est totalement différent s’il faut arrêter le parc ou s’il faut arrêter quelques réacteurs.

    Enfin sur l’interview du « lanceur d’alerte de Tricastin », une proposition de résolution nº 4818 tendant à la création d’une commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité de la centrale nucléaire de Tricastin a été déposée à l’Assemblée Nationale. Il serait prudent d’attendre les conclusions ou au moins donner la parole à la direction d’EDF ou de l’ASN mises toutes les deux en causes. L’exposé des faits mérite les deux positions pour permettre une information totale. Vous dites qu’il n’est pas anti-nucléaire. Mais de fait il le devient dans votre présentation puisqu’il sert un argument anti-nucléaire très vieux qui est que le nucléaire n’est pas transparent. Encore une fois, c’est faux ! Il y a une loi de 2006 sur la transparence de l’information, la loi TSN. La dissimulation d’incidents ou d’accidents potentiels est une faute punie par la loi.

    Vous souhaitez, et je trouve que c’est tout à votre honneur, consacrer votre temps d’antenne à l’enquête, aux faits, à l’information des gens sur le fond des choses. Alors faites-le encore mieux en vous aidant des scientifiques qui ont passé en général des dizaines d’années à étudier leur sujet. Il me semble que dans ce documentaire vous ne les avez pas mis « en lumière ».

    Je suis à votre disposition pour en discuter quand vous le souhaitez.


    Retrouvez le podcast d’Emmanuelle Galichet sur l’énergie nucléaire ici : https://podcast.ausha.co/quid-1/quid-du-nucleaire

    « au fil de l’échange, et après avoir fait un état des lieux du nucléaire en France, vous découvrirez les enjeux de cette filière : rôle dans la décarbonation, construction de nouveaux EPR, processus d’amélioration de la sûreté. Vous apprendrez aussi que les technologies peuvent être élégantes »


    [1] : Qu’appelle-t-on un déchet radioactif ? https://theconversation.com/quappelle-t-on-un-dechet-radioactif-179347