Les applications de l’énergie nucléaire
Mix énergétique et qualité de l'air
La marine marchande est un des facteurs essentiels ayant permis la société de “consommation” telle que nous la connaissons, et dont nous portons, nous “consommateurs”, la responsabilité.
Elle est aussi l’atout ayant permis aux régions et aux pays de la planète de s’entraider, échangeant ce que chacun savait faire de mieux au bénéfice de l’autre. Ne dit on pas: « without maritime transport, half of the world would starve, and the other half would freeze”?
Mais ce transport est responsable de 3% des émissions de gaz à effet de serre, et d’émissions considérables de particules, d’oxydes de soufre et d’azote. Et l’Organisation maritime internationale anticipe un probable doublement des flux d’ici à 2050.
Face à l’impasse des carburants fossiles alternatifs ou des carburants de synthèse, face aux performances décevantes de la propulsion à voile, le nucléaire naval apparaît de plus en plus comme la solution pour permettre à cette activité, aujourd’hui 80% du commerce mondial en valeur et 90% en volume, de réduire ses impacts sur le climat, sur la qualité de l’air des zones portuaires, et sur la pollution marine.
En complément de ce bénéfice environnemental, le gain en efficacité et en opérabilité que la propulsion nucléaire offre, vaut bien les efforts qui sont aujourd’hui activement menés par armateurs, concepteurs, régulateurs et gouvernements pour rendre possible ce qui était encore rare, dans les conversations, il y a 6 mois.
C’est là presque un retour aux sources pour l’énergie nucléaire. C’est en effet pour un usage naval que l’amiral Rickover, américain d’origine polonaise, inventa le réacteur à eau pressurisée en 1955. La simplicité et l’efficacité de ce réacteur en ont fait ensuite la technologie privilégiée pour la production d’électricité.
Alors cap sur le navire propre! 🛳️ ⚛️
Myrto, pour l’équipe des Voix

Les atomes et la mer

À propos de l’auteur
Helios Chardon est ingénieur en Génie Atomique et Architecture Navale et membre des Voix du Nucléaire.
Depuis juin 2024, il occupe la fonction de Directeur Technique Nucléaire (adjoint) de la société ABMI
Connaissez-vous le point commun qui unit les navires NS Savannah (USA, 1962), Otto Hahn (RFA, 1968), Mutsu (Japon, 1972) et Sevmorput (URSS, 1988) ?
Tous ces navires, ainsi que les brise-glaces soviétiques (puis russes) de classe Lénine (1957), Arktika (1972, 6 exemplaires), Taimyr (1987, 2 exemplaires), Arktika (2013, 3 exemplaires en service, 3 en construction), présentent la caractéristique d’être des navires civils à propulsion nucléaire.
Quelles ont été les origines de ces développements ? Leur apport à la propulsion des navires ? Les perspectives futures ? C’est l’objet du présent article.
I – La propulsion des navires
Historiquement, la propulsion des navires s’est faite à la voile, puis à vapeur, puis par moteurs diesel.
Le mazout a progressivement remplacé le charbon pour les navires à vapeur, mais le principe reste le même : faire bouillir de l’eau, faire monter en pression la vapeur obtenue, puis la détendre dans un appareil propulsif (machines alternatives puis turbines à vapeur). Après avoir travaillé, cette vapeur est condensée, et l’eau retourne vers la chaufferie.
Le RMS Titanic est un bon exemple de navire à vapeur « charbon ». Ses 5 chaufferies, qui consomment jusqu’à 800 tonnes de charbon par jour et produisent 34 MWth [1] (soit 11 MW au total pour les 3 lignes d’arbres), alimentent un appareil propulsif mixte. Ceci permet de propulser le navire de 52 000 tonnes (dont 6 000 tonnes de charbon en soutes) à 24 nœuds [2] .

Figure 2 : le RMS Titanic

Figure 3 : Les 3 hélices du RMS Titanic

Figure 4 : La « rue de la chauffe »
À titre de comparaison, les plus imposants porte-conteneurs actuels sont un cran au-dessus : 80 MW (dont 75 MW pour la ligne d’arbres), 197 000 tonnes (dont 16 000 tonnes de carburant), 23 nœuds.

Figure 5 : Deux porte-conteneurs « post-Panamax »

Figure 6 : Un moteur « cathédrale » de porte-conteneur (en hall de montage et d’essais). Noter les humains sur les passerelles 1 et 2.
II – La propulsion nucléaire – les expérimentations
À partir du moment où la propulsion nucléaire navale (ou « PN ») a été maîtrisée par les USA (sous-marin USS Nautilus, 1955) puis l’URSS (sous-marin K-3, 1958), la question s’est posée de mettre en œuvre des navires civils mûs par cette énergie.
Les avantages identifiés de ce type de propulsion sont multiples :
- Le navire transporte avec lui plusieurs années de combustible. La distance franchissable n’est donc pas limitée par son emport en carburant, contrairement aux navires à mazout ou à charbon ;
- Le navire peut maintenir indéfiniment une vitesse élevée, sans se préoccuper de ravitailler fréquemment ;
- Le navire dispose d’une source d’énergie – et de puissance – importante, en particulier pour les équipements à bord (dont la production d’eau douce, fonction toujours énergivore) ;
- Le navire n’émet pas de particules, de gaz toxiques, ne contribue pas à l’acidification des océans, ni aux rejets d’hydrocarbures dans le biotope (dégazages [3] , marées noires).
Tous les navires civils ont été équipés de réacteurs à eau pressurisée (REP) comme source d’énergie. Mais avec quelques différences de design : jambes de force [4] (brise-glaces, Mutsu, Sevmorput), générateurs de vapeur horizontaux [6] (NS Savannah, Otto Hahn).

Figure 7 : le NS Savannah

Figure 8 : le Otto Hahn

Figure 9 : le Mutsu

Figure 10 : le Sevmorput
III – Les déconvenues
Bien que les projets de PN civile aient été techniquement couronnés de succès, ils n’ont pas connu de suites (brise-glaces et Sevmorput exceptés, ces 2 types de navires étant encore en service). On peut classer les raisons de ce funeste destin en 2 catégories : les arguments économiques et les arguments médiatiques.
Du point de vue économique, le coût de fonctionnement d’un navire à propulsion nucléaire est indépendant du prix du pétrole. Cet élément est un avantage certain en période de prix élevés, mais aussi un sérieux handicap en période de contre-coup pétrolier.
Parmi les postes du coût de fonctionnement des navires, celui associé à l’équipage n’est pas négligeable (7 à 10 % du coût d’exploitation d’un navire, à comparer aux 25 à 30 % associés au coût du carburant). Pour un navire à propulsion nucléaire, on peut estimer un coût de masse salariale plus élevé, à la fois du fait d’un équipage à la fois plus nombreux [5], et plus fortement qualifié.
Poste de coûts | Coût | Pourcentage |
Capital (acquisition et amortissement du navire) | 25 102 $ | 42,9 % |
Carburant | 15 470 $ | 26,4 % |
Exploitation | ||
– Salaire et subsistance (équipage indien) | 4 410 $ | 7,5 % |
– Assurance | 1 509 $ | 2,6 % |
Entretien (navire et conteneurs) – | 5 366 $ | 9,2 % |
– Administration et repositionnement | 6 698 $ | 11,4 % |
Total | 58 555 $ | 100 % |
Figure 11 : Ventilation en pourcentages des différents coûts d’exploitation journaliers d’un (petit) porte-conteneurs de 1800 EVP [7] [8]
L’aspect médiatique ne doit pas être négligé. Des campagnes de dénigrement et de désinformation ont été menées, à la fois pour empêcher la construction des navires, ainsi que pour leur interdire l’accès aux ports de destination prévus. Les navires n’ont eu accès qu’à un nombre de routes commerciales limité, ce qui a renforcé la contrainte économique.
Il est à noter que le l’URSS, puis la Russie, ont continué à maintenir leurs brise-glaces. Cette activité de niche, nécessitant à la fois une forte puissance (capacité à briser une épaisseur de glace supérieure à 2m) et une grande autonomie (en cas de prise par les glaces), justifie cette pérennité. Cela permet aussi de maintenir les compétences dans le domaine de la propulsion navale.
IV – Une renaissance ?
Aux avantages déjà identifiés précédemment s’ajoute l’apport majeur de l’énergie nucléaire dans la lutte contre le dérèglement climatique.
Les réflexions menées par le secteur du transport maritime concernant la décarbonation se sont orientées dans différentes directions : slow steaming [9], GNL [10] , électrification, biocarburants, algocarburants [11], hydrogène… mais aussi retour de la PN civile.
Depuis 2021, plusieurs publications au Royaume-Uni [12] et en République Populaire de Chine [13] ont de nouveau émis l’hypothèse de la faisabilité économique de ce mode de propulsion. Ce constat rejoint celui – plus récurrent – du RINA [14 15] . Les sociétés de Classe [16] (Lloyd Register, Bureau Véritas, Germanischer Lloyd-Det Norske Veritas, Registro Italiano Navale [17]…) ont commencé à intégrer dans leurs réflexions, leurs standards et leurs normes la possibilité d’intégrer une propulsion nucléaire.
Il est à noter que l’émergence de ces technologies serait également une opportunité de remontée en puissance du secteur de la construction navale en Europe, ce continent disposant du savoir-faire dans la conception et la construction de navires « complexes » [18] (la quasi-totalité des navires de charge est construite en Asie, alors que les navires à passagers, les navires d’assistance, les navires de montages de champs éoliens, les navires de soutien aux opérations pétrolières … sont conçus et fabriqués en Europe ou aux États-Unis).
V – Et le nucléaire flottant ?
En 2014, la Russie a déployé à Vladivostok la barge nucléaire Akademik Lomonossov. Cette barge, que l’auteur de ces lignes a pu voir en construction (de loin, malheureusement) à Saint Pétersbourg en 2011, dispose de 2 réacteurs nucléaires du même type que ceux des brise-glaces de classe Arktika, et fournit à la Sibérie électricité (2×38 MWé [19]) et source de chaleur (2×150 MWth) depuis 2014.

Figure 12 : la barge Akademik Lomonossov (à gauche) et un brise-glaces nucléaire (le 50-Let Pobiedy)
En France, nous avions eu le projet – avorté – « Flexblue » : un (ou plusieurs) petit réacteur nucléaire de production d’électricité, posé sur le fond de la mer proche d’une côte.

Figure 13 : Projet d’implantation de réacteurs de type « Flexblue »
Le concept était le suivant : approvisionner en électricité des îles, des lieux reculés, ou des réseaux ne pouvant pas supporter des unités trop puissantes (voire des pays ne disposant pas d’instances de sûreté « robustes »). Et ce, tout en proposant une source d’énergie décarbonée.
Ce type de réacteur fait partie du périmètre des « Small Modular Reactors », ou « SMR ». Leur « cœur de cible » est, en plus de pouvoir alimenter les zones isolées (en particulier insulaires) :
– de proposer un remplacement « 1 pour 1 » aux unités fonctionnant au charbon ;
– de proposer, au plus près du client (usine, haut fourneau …) une source de chaleur « haute température » (> 800 °C), et/ou une source d’hydrogène (notamment pour la réduction du minerai de fer, en remplacement du coke) ;
– de proposer une source d’électricité au plus près d’une source froide (la mer), pour des applications fortement exothermiques (notamment les datacenters).
VI – Conclusions
Le secteur du transport maritime a expérimenté, depuis les années 1960, la propulsion navale de façon échantillonnaire. La forte augmentation du volume du transport maritime (1 500 millions de tonnes transportées en 1960 par ~8 000 navires, 11 000 millions de tonnes [20] en 2023 par 58 000 navires) et de son impact environnemental (4% des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, soit des émissions similaires à celles du Japon ou de l’Allemagne – respectivement 5e et 6e plus gros émetteurs de CO2 au niveau mondial [21]).
Les contraintes d’approvisionnement en hydrocarbures d’une part, et le dérèglement climatique d’autre part, doivent être deux aiguillons pour repenser la production d’énergie en général et le transport maritime en particulier. D’abord en termes de sobriété, et, pour les transports ne pouvant être évités, par la décarbonation des usages.
Cette décarbonation peut être mise en œuvre grâce à l’énergie nucléaire [22]. Les expériences passées nous ont prouvé la possibilité technique de cette solution. L’évolution du contexte peut à présent présenter les conditions favorables à la renaissance de la propulsion chère au Capitaine Némo !
Références :
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