Le climat n’est pas le seul problème lié aux combustibles fossiles

Episode 1 – Le pétrole

Le pétrole ne fait pas partie de l’histoire du 20e siècle.

Il est l’histoire du 20e siècle.

Toute son histoire.

Le pétrole (et avec lui ses déclinaisons moins denses, moins efficaces, moins transportables, tout aussi faciles à mettre en œuvre, que sont le gaz et le charbon) a fait le monde tel que nous le connaissons et avec lui une ère géologique entière, l’Anthropocène. Pourquoi ? Parce qu’il est la forme la plus aboutie d’énergie à ce jour, et que de l’énergie dépend le degré d’effort que chacun doit investir pour sa survie d’abord, et, celle-ci assurée, pour son bien-être. Il a fait et défait les empires, les modèles de société, les grandes fortunes, individus ou entreprises, qui en ont pris la tête et parfois l’ont gardé, il a gagné les guerres.

Mais tout ceci s’achève. Pas uniquement parce que le pétrole émet, lors de sa combustion, des gaz à effet de serre, mais parce que nous sommes de toutes façons en passe de l’épuiser.

Mais… un pas de côté. Pause. Pourquoi parler de pétrole dans une newsletter des Voix (du nucléaire) ?

Parce que ce qui nous intéresse finalement, aux Voix, n’est ni le pétrole ni le nucléaire. C’est l’approvisionnement énergétique de sociétés qu’on s’est pris à aimer car elles ont sorti de la faim, de la misère, de la maladie, de l’esclavage forcé ou subi, des millions d’individus, dont nous sommes.

Nous voulons avec cette newsletter initier une série sur les autres sources d’énergies, pour comprendre le rôle du nucléaire parmi celles-ci, les enseignements à tirer, les points forts à répartir.

Cette série, non seulement nous choisissons de lui faire ouvrir l’année 2021 (Bonne Année !!!), mais nous l’inaugurons avec le pétrole. Car son rôle dans cet approvisionnement est immense et qu’il faut en comprendre l’histoire, maintenant qu’elle commence à toucher à sa fin. Plus rapidement que prévu. En tous cas plus rapidement que nous l’avons collectivement anticipé.

Il lui faut une alternative et vite, celle qui marquera de son sceau le 21e siècle comme le pétrole l’a fait pour le 20e. Et cette alternative à la combustion, pour l’instant, la physique nous en donne essentiellement une : la fission. Bienvenue dans le Nucléocène.

Myrto,
pour les Voix

Le boom des hydrocarbures non conventionnels ces dix dernières années a pu faire oublier les incertitudes qui planent sur la pérennité de l’approvisionnement pétrolier. Que ce soit pour atteindre la neutralité carbone ou pour faire face à cette contrainte, l’énergie nucléaire aura un rôle à jouer en Europe dans les prochaines décennies.

Par Maxence Cordiez,

ingénieur dans le secteur de l’énergie,
administrateur de l’association Voix du Nucléaire

L’objectif premier de la transition énergétique est d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, afin de contenir le réchauffement climatique sous la barre de 2°C. Si atteindre cet objectif représente effectivement une nécessité vitale pour une large partie de la population mondiale, ce n’est pas la seule raison pour laquelle nous devons nous défaire des combustibles fossiles. L’autre raison principale est constituée par l’épuisement de ces ressources sur lesquelles repose encore largement notre mode de vie actuel mais qui, bien qu’abondantes, sont limitées. Et, en particulier pour le pétrole, il est probable que nous touchions à cette limite.

Ensemble, le dérèglement du climat et l’épuisement des combustibles fossiles constituent la « double contrainte carbone », à laquelle la transition énergétique doit apporter une réponse.

LE PÉTROLE, TOUJOURS PLUS PROFOND

Une ressource limitée verra nécessairement son extraction passer par un maximum avant de décliner

Le pétrole est aujourd’hui la première source d’énergie au monde et, depuis le premier puits de pétrole foré en 1859 par Edwin Drake en Pennsylvanie, le volume consommé chaque année n’a jamais cessé de croître. Née aux États-Unis et à Bakou au bord de la mer Caspienne, l’industrie pétrolière a tout d’abord exploité des gisements conventionnels (pétrole piégé dans une roche suffisamment poreuse pour qu’il puisse être pompé une fois le puits foré) aisément accessibles à terre.

Cependant, une ressource limitée verra nécessairement son extraction passer par un maximum avant de décliner. Soit parce qu’elle est limitante et qu’il arrive un moment où les surcoûts empêchent de poursuivre la croissance d’extractions de plus en plus complexes, soit parce qu’elle est limitée par une autre ressource elle-même limitante. Par exemple, du fait de son abondance relative, le fer ne devrait jamais représenter une limite : son pic d’extraction sera causé par le pic d’extraction d’autres matières limitantes, comme par exemple le pétrole.

Le passage de tels pics d’extraction n’est ni une nouveauté ni nécessairement une perspective future. Ainsi, dès 1970, les extractions pétrolières conventionnelles américaines commencèrent à décliner. L’envolée du prix du baril eut alors plusieurs conséquences. Si elle mena au plan Messmer de construction du parc électronucléaire en France, elle permit aussi d’aller chercher des ressources moins aisément accessibles, et notamment en mer. On avait remis une pièce dans la machine.

Cependant, au fur et à mesure que le temps avance, le coût d’extraction du baril marginal augmente. Dès les années 1990, des voix commençaient à alerter quant au risque de passage dans les années 2000 du pic mondial d’extraction de pétrole conventionnel, comme ça avait été le cas aux Etats-Unis en 19701. Cette prévision se réalisa effectivement, les extractions de pétrole conventionnel stagnant à partir de 2005 puis entrant en léger déclin à partir de 20082.

LE BOOM DE PETROLE DE SCHISTE

Le déficit d’offre par rapport à la demande résultant du passage du pic mondial d’extraction de pétrole conventionnel a propulsé le prix du baril à plus de 100 $ de 2008 à 2014. Cela a ouvert une fenêtre d’opportunité aux États-Unis. Si les techniques d’extraction du pétrole non conventionnel sont connues depuis les années 1950, ce n’est qu’avec l’envolée du prix du baril dans les années 2000 que cette filière a pris son essor. Exploiter du pétrole « de schiste » est en effet une pratique onéreuse : il faut fracturer la roche et la maintenir ouverte, ce qui requiert d’importantes quantités d’énergie et de matériaux, et les puits s’épuisent très vite. Pour maintenir ou faire croître la production, il faut donc forer en permanence.

Avec le boom du pétrole de roche mère amorcé sous la présidence de Barack Obama – Joe Biden était alors Vice-Président – l’industrie pétrolière américaine a connu un nouvel âge d’or, jusqu’à atteindre 13 millions de barils par jour (Mb/j) en 2019 (environ 13% des extractions mondiales). Les États-Unis étaient revenus en tête de la course aux extractions d’or noir. Leur moindre dépendance énergétique leur a permis de se désengager du Moyen-Orient et de renouer avec une politique davantage isolationniste. Ce boom des hydrocarbures non conventionnels a également permis au pays de connaître une croissance économique significative ces dix dernières années, tout en faisant reculer le charbon, devenu moins compétitif que le gaz.

AVANT LA PANDEMIE, LE « SCHISTE » S’ESSOUFLAIT DEJA

Derrière ce tableau, il faut avoir conscience du fait que l’industrie du pétrole non conventionnel n’a globalement jamais été rentable (sauf en 2020 du fait d’une chute des investissements consécutive à la pandémie)3. Si elle a survécu et prospéré pendant une dizaine d’années, c’est en s’endettant et en émettant des actions, tout en semant sur son chemin une multitude d’entreprises en faillite4.

C’est pourquoi la situation commençait à se tendre avant l’arrivée du Covid. Dès fin 2018, les investisseurs ont commencé à réduire la voilure et l’industrie à ralentir ses forages alors que le baril de WTI (West Texas Intermediate, catégorie de pétrole de référence) était à 50-60$. La pandémie de Covid, en réduisant brutalement la demande mondiale, a fait s’effondrer le prix du baril. Cela a appliqué un puissant coup de frein aux forages. Les extractions se poursuivent aujourd’hui grâce à la réserve de puits déjà forés mais non encore fracturés. Cependant, cette réserve s’épuise et il est incertain que les forages repartent significativement à la hausse avec un baril plafonnant à 55$ comme c’est le cas aujourd’hui5.

Il faut donc s’attendre à ce que les extractions chutent dans les prochains mois et, selon certains analystes du secteur, la totalité de la production pétrolière des États-Unis pourrait passer de 13 Mb/j fin 2019 à 6 Mb/j à mi-20216. Quand la demande repartira à la hausse, face à l’incapacité prévisible de l’offre à y répondre, il est probable que le prix du baril reparte à la hausse. Cependant même dans ces conditions de nombreuses inconnues persistent : est-ce que les investisseurs qui ont perdu des centaines de milliards de dollars dans le « schiste »7 réinvestiront massivement, ne sachant pas combien de temps le prix du baril se maintiendra à un niveau suffisamment élevé pour justifier leurs investissements ?

Même s’ils réinvestissent, il faudra dans tous les cas plusieurs mois voire un an avant que les extractions de pétrole de roche mère ne repartent à la hausse. Ainsi on peut s’attendre à une baisse des extractions de schiste lors de la première année de mandat de Joe Biden, et celle-ci sera indépendante des politiques qu’il n’aura pas encore eu le temps de mener.

QUELLES CONSEQUENCES POUR L’INDUSTRIE NUCLÉAIRE

Au-delà du seul enjeu du climat, l’épuisement des combustibles fossiles souligne également la pertinence de l’énergie nucléaire

Comme dans les années 70, il faut s’attendre à ce que la remontée du prix du baril, qui entraînera dans une certaine mesure celui du gaz, ait des conséquences, notamment en termes de d’attentes vis-à-vis des autres énergies. Ainsi, au-delà du seul enjeu du climat, lequel motive malheureusement bien peu d’actions aujourd’hui, l’épuisement des combustibles fossiles, qu’on l’anticipe ou qu’on le subisse (ce qui est plus probable), souligne également la pertinence de l’énergie nucléaire. Il est ainsi probable que dans les prochaines années, pour des raisons économiques sinon climatiques, le débat autour de l’énergie nucléaire s’apaise quelque-peu sur la scène européenne.


Notes

1 C. Campbell, J. Laherrère, « La fin du pétrole bon marché », Pour la science, mai 1998

2 IEA, World Energy Outlook, 2018

3 Rystad Energy, Just 10% if shale oil companies are cash flow positive, 29 mai 2019

4 Oil Patch Bankruptcy Monitor, Haynes and Boone LLP, 31 août 2020.

5 M. Cordiez, « Pétrole de schiste : un géant aux pieds d’argile ? », La Tribune, 22 octobre 2020, https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/petrole-de-schiste-un-geant-aux-pieds-d-argile-860363.html

6 Arthur Berman, “Stop expecting oil and the economy to recover”, 3 septembre 2020, https://www.artberman.com/2020/09/03/stop-expecting-oil-and-the-economy-to-recover/

7 Oil Patch Bankruptcy Monitor, Haynes and Boone LLP, 31 août 2020. https://www.haynesboone.com/-/media/Files/Energy_Bankruptcy_Reports/Oil_Patch_Bankruptcy_Monitor