Pour la première fois, le monde connaît la vérité sur les risques du nucléaire

Par David Watson
David Watson a une maîtrise de physique et travaille dans le secteur nucléaire au Royaume-Uni. Il est membre du UK Next Generation Nuclear Industry Council et rédacteur en chef du magazine de l’ONG Generation Atomic. @ecopragmatist sur Twitter, il a également lancé récemment la chaîne Instagram Atomic Trends qui explore ce que l’énergie nucléaire apportera à l’humanité dans les décennies à venir
Cet article est paru initialement en juillet 2020 dans le magazine de l’Institut nucléaire du Royaume Uni, Nuclear Future.
Au sujet du nucléaire, une question qui revient constamment dans l’opinion publique est : « Que se passe-t-il en cas de problème ? » Avec les retours d’expérience de Tchernobyl et de Fukushima, nous avons maintenant la réponse.
Le 11 mars 2021 marque le 10ème anniversaire de l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi. La crainte des radiations issues d’une triple fusion de cœur a conduit à la relocalisation durable de 100 000 personnes. Dans une étude qui fera date, achevée fin 2017, un groupe de scientifiques britanniques a cherché à en savoir plus sur le risque nucléaire. Ils ont démontré que les déplacements de populations avaient été menés à une bien trop grande échelle, mais surtout, que les évacuations elles-mêmes étaient à l’origine de milliers de morts évitables, causées par l’épuisement physique et mental.
En dépit de marques d’intérêt initiales de la part des autorités britanniques et américaines, cette étude n’a pas vraiment été suivie de changements dans la manière dont les gouvernements prévoient de faire face à de futurs accidents nucléaires. Dans cette interview approfondie avec l’auteur principal du groupe de scientifiques, j’essaie de comprendre pourquoi, près d’une décennie après Fukushima, les gouvernements, les autorités de régulation et l’industrie nucléaire font preuve d’une telle résistance au changement, et si, de ce fait, nous pourrions nous retrouver dans une nouvelle catastrophe nucléaire et de santé publique.
Points clés
Si vous n’avez pas le temps de lire l’article dans son intégralité, voici les points à retenir :
- Les personnes évacuées de la région de Tchernobyl entre 1986 et 1990 ont été 5 à 10 fois trop nombreuses ;
- Personne n’aurait dû être évacué de Fukushima à cause des radiations ;
- Si le Japon et l’Allemagne avaient diminué la part du charbon plutôt que celle du nucléaire après Fukushima, ils auraient pu éviter ensemble environ 28000 décès prématurés causés par la pollution de l’air ;
- 1121 décès liés à un épuisement physique et mental ont été enregistrés dans les trois premières années chez les évacués de Fukushima : en termes d’espérance de vie moyenne sur cette population, cela se traduit par une perte bien supérieure à celle qu’auraient connu ces personnes en restant sur place ;
- La perte d’espérance de vie dans la ville la plus touchée de la région de Fukushima est inférieure à celle que subissent les londoniens du fait de la pollution atmosphérique ;
- La valeur J1 fournit une méthode à la fois éthique et mathématiquement rigoureuse permettant de décider de ce qui doit être fait pendant et après un accident nucléaire ;
- Les mesures d’assainissement et l’interdiction de produits alimentaires présentent un bon rapport coût/efficacité ;
- Le postulat selon lequel les déplacements durables de population sont une bonne mesure doit être réévalué.
1 Le concept de Valeur J est développé plus loin dans l’article (note de traduction)

Le 11 mars 2011 était un vendredi comme les autres à Ishinomaki, ville côtière de la préfecture de Miyagi au Japon.
Dans cette localité réputée pour ses huitres, les pêcheurs s’étaient levés tôt pour prendre la mer. Les commerçants s’affairaient en vue des ventes de fin de semaine. Dans les bureaux, les salariés étaient assis devant leur écran d’ordinateur. A l’école élémentaire Okawa, les enfants s’exerçaient à lire ou à réciter leurs tables de multiplication, attendant la cloche qui marquerait le début du weekend. Mais la cloche de l’école n’a jamais sonné, ni ce jour-là, ni depuis.
A 14h46, heure japonaise, un tremblement de terre de magnitude 9 à 9,1 se déclencha à 70 kilomètres au large des côtes de la péninsule d’Oshika. Ce séisme était le plus puissant jamais enregistré au Japon et le quatrième plus puissant jamais enregistré dans le monde. Le tremblement de terre déplaça l’ile principale du Japon de 2,4 mètres vers l’est et la planète entière jusqu’à 25 cm sur son axe.
Plus destructeur encore que le séisme fut le tsunami qui le suivit immédiatement, et dont les vagues, atteignant jusqu’à 40 mètres de hauteur, avancèrent à la vitesse de 700 km/h et pénétrèrent jusqu’à 10 km à l’intérieur des terres. Les populations qui vivaient le long des côtes eurent à peine le temps de réagir au tremblement de terre avant d’être submergées par des torrents furieux d’eau, de boue et de débris.
Ishinomaki fut l’un des endroits les plus durement touchés. Comme la quasi-totalité de la ville, l’école Okawa fut entièrement détruite. Sur 108 élèves, 74 perdirent la vie, ainsi que 10 des 13 enseignants.
Le séisme et le tsunami dit « de Tohoku » en 2011 se combinèrent en un désastre d’ampleur effrayante qui fit environ 19 000 morts et rendit nécessaire l’évacuation des centaines de milliers de personnes, détruisit des routes et des voies ferrées, mit à terre des lignes électriques, interrompit l’approvisionnement en eau et le traitement des eaux usées. Des écoles, des bureaux et la plupart des services gouvernementaux cessèrent de fonctionner. Et pourtant, le nom que le monde entier associe généralement avec ce désastre est : Fukushima.
L’accident de Fukushima Daiichi
Les victimes du séisme et du tsunami à Miyagi, Iwate et Fukushima ont reçu relativement peu d’attention médiatique en dehors du Japon, alors qu’étaient largement diffusées à la télévision des images floues des trois réacteurs endommagés à Fukushima et des interviews précipités d’«experts» du nucléaire.
Imaginez que tout ce qui vous était familier a été balayé par un tsunami, que vous avez perdu famille et amis sous une vague destructrice et que vous apprenez par la radio ou la télévision que le véritable danger est d’être mortellement irradié sous l’effet d’une triple fusion de cœur d’un réacteur nucléaire. C’est donc que les radiations doivent être bien plus dangereuses que tout ce que vous pouvez imaginer.
Des décisions on ne peut plus sérieuses ont été prises en partant du postulat qu’une fusion de cœur nucléaire est le plus mortel de tous les accidents. A la suite de l’incident, 111 000 personnes se sont vues contraintes de quitter les environs de Fukushima Daiichi et 49 000 autres sont parties de leur plein gré ; environ 85 000 n’étaient toujours pas rentrées chez elles en 2015.
Le défi des évacuations massives
Procéder à des évacuations de masse n’est pas chose simple. Cela consiste à éloigner plus de 100 000 personnes de leurs habitations, de leur travail, de leurs services de proximité. Au Japon, cela nécessite de trouver à les reloger sur une petite ile densément peuplée. Il faut trouver un travail aux adultes, une école aux enfants. Ceux qui font le choix de rester vivent désormais dans une ville fantôme sans services locaux, mais aussi sans les nécessités de base que sont la nourriture, l’eau, les médicaments.
A présent, songez que parmi ces déplacés, des dizaines de milliers sont des personnes âgées qui peuvent avoir des problèmes de santé et une mobilité réduite. Certains d’entre eux ont peut-être besoin d’aides à domicile et de structures médicales. Certains adultes ont un handicap ou un problème de santé mentale. Toutes ces personnes auront probablement besoin d’aide pour évacuer mais peut être aussi de soins médicaux et sociaux à temps partiel ou complet. Pensez ensuite aux milliers de patients hospitalisés, dont la vie, pour un certain nombre d’entre eux, dépend d’équipements hospitaliers modernes ; mettez toutes ces personnes sur des brancards, conduisez-les vers un autre hôpital en espérant qu’ils puissent y être pris en charge.
N’oubliez pas que tout cela se passe peut-être dans une région dévastée, comme ce fut le cas au Japon lors du tsunami. Les routes sont peut-être impraticables, les infrastructures ferroviaires inutilisables, l’électricité coupée, l’eau et la nourriture manquent. Il est possible aussi que les dommages causés à des industries locales aient relâché dans l’environnement de dangereux produits chimiques, comme lors du tsunami de Tohoku avec les incendies dans les usines pétrochimiques de Sendai.
Songez maintenant au stress lié au fait d’être relocalisé, d’avoir perdu votre travail, votre école, vos voisins, sans oublier la peur panique d’avoir reçu, vous et votre famille, une dose de radiations potentiellement fatale (sans cela, pourquoi donc vous avoir évacué ?). Pensez à la dislocation sociale qui accompagne tout le processus d’évacuation et de réinstallation.
Le désespoir pourrait vous conduira à abuser de l’alcool, du tabac ou des drogues. Vous pensant condamné de toute manière, peut-être aurez-vous une conduite à risques ou au contraire, vous vous replierez sur vous-même, souffrant de stress post-traumatique.
Tous ces effets ont été observés sur les évacués de Fukushima, tout autant que sur ceux de la région de Tchernobyl. Cela soulève les questions suivantes : ces évacuations sont-elles la bonne marche à suivre ? Comment savoir si une évacuation massive est judicieuse ? Existe-t-il des alternatives ?
Faire face à un accident nucléaire
C’est avec ces questions à l’esprit que le professeur Philip Thomas de l’université de Bristol a lancé en 2012 le projet NREFS (Gestion environnementale, financière et sûreté des risques nucléaires), financé conjointement par le Conseil de recherche en sciences physiques et de l’ingénieur du Royaume-Uni (EPSRC) et par la Commission de l’énergie atomique d’Inde.
Si les accidents dans les centrales nucléaires sont très rares, il est impossible de dire qu’ils ne se produiront jamais. Comme le dit le professeur Thomas, « Une réaction que je rencontre souvent est que nous devons faire en sorte que les accidents ne se produisent pas. Très bien. Mais les accidents se produisent, des accidents se sont produits. Et dans ce cas, que devons-nous faire ? » Le projet NREFS a cherché à mesurer objectivement l’efficacité des mesures (souvent appelées « mesures de mitigation ») qu’un gouvernement pourrait prendre à la suite d’un accident, et qui sont principalement l’évacuation, la mise à l’abri (le confinement pendant une période allant de quelques heures à plusieurs jours), l’interdiction de consommer des denrées cultivées localement, la remise en état (nettoyage des bâtiments et des sols pour éliminer la contamination) et la relocalisation à long terme.

quel est le véritable risque d’un accident nucléaire ? (Photo by ThisisEngineering RAEng)
Croyiez-le ou non : personne jusque-là n’avait jamais mesuré – objectivement – l’efficacité de ces mesures de mitigation, malgré leur impact social énorme.
Pour ce faire, quatre stratégies indépendantes ont été élaborées par des universitaires de l’Open University, des universités de Warwick et de Manchester et de la City University de Londres (le Professeur Thomas lui-même est passé de la City University à l’Université de Bristol en cours de projet).
La première stratégie consistait à déployer un outil appelé « Jugement », ou valeur J (J-value en anglais).
Le professeur Thomas a développé la « « valeur J » dans les années 2000 pour aider les ingénieurs à déterminer quels systèmes de sécurité offraient le meilleur rapport efficacité/coût. Plus récemment, la valeur J a été utilisée pour évaluer l’efficacité des mesures de fermetures pendant l’épidémie de COVID-19. La valeur J s’appuie sur un indicateur économique largement utilisé appelé « indice de qualité de vie », qui combine de manière déontologique l’espérance de vie à la naissance et le produit intérieur brut par personne pour déterminer combien il est raisonnable de dépenser pour réduire l’exposition au risque.
Contrairement à l’indice de développement humain utilisé par les Nations Unies, l’indice de qualité de vie est rigoureusement dérivé de l’économie du bien-être humain. Les gouvernements n’ayant que des sommes limitées à dépenser sur l’ensemble des services qu’ils fournissent, les fonds disponibles pour répondre à un accident nucléaire ne sont pas illimités ; un euro dépensé pour l’évacuation des populations locales est un euro qui ne sera pas dépensé pour les écoles, les hôpitaux ou les routes.

Chaque point représente un pays particulier. Source : By Radeksz — Own work, Public Domain
La valeur J fournit donc une méthode objective pour vérifier si des mesures telles que les évacuations valent la peine d’être prises. C’est un peu technique, mais la valeur J vérifie si le gain d’espérance de vie résultant d’une mesure comme l’évacuation justifie la dépense de mise en œuvre de cette mesure.
La valeur J constituant une approche mathématique rigoureuse, les économistes et les statisticiens peuvent en analyser la méthodologie et proposer des ajustements en cas de désaccord. A ce jour aucune publication ne réfute les conclusions de la NREFS. L’équipe NREFS a même pu valider empiriquement la méthode de la valeur J en l’utilisant pour prédire l’espérance de vie dans 180 des 193 pays reconnus par les Nations unies, ce qui constitue un fait unique dans les sciences sociales.
Une surprise de taille
335 000 personnes ont été déplacées après Tchernobyl et ne sont jamais rentrées chez elles. Pour Fukushima Daiichi, environ 111 000 personnes ont été forcées d’évacuer, et près de
50 000 ont suivi de leur plain gré ; environ 85 000 n’étaient toujours pas rentrées en 2015. Le professeur Thomas et son équipe ont entrepris d’appliquer la valeur J à ces deux accidents. Ce qu’ils ont découvert a constitué une telle surprise qu’eux-même ont eu du mal à croire les résultats.
Tchernobyl est à peu près ce qu’on peut imaginer de pire en termes d’accident nucléaire. En raison de défauts de conception du réacteur et d’une exploitation calamiteuse, le réacteur a explosé, projetant des morceaux de combustible dans les terrains alentour et mettant le feu au graphite dans le cœur.
La méthode de la valeur J indiquait que dans le cas de Tchernobyl, une évacuation était en effet une bonne idée. « Nous avons examiné le cas de Tchernobyl », dit le professeur Thomas, « et nous sommes arrivés à la conclusion que vous pourriez envisager d’évacuer les populations dès lors que leur perte d’espérance de vie serait supérieure à 9 mois ». Comme la zone autour de Tchernobyl était assez pauvre et que le coût du déplacement des populations était relativement élevé, la valeur J indique qu’il aurait été préférable que les populations locales restent sur place à moins que leur perte d’espérance de vie ne dépasse 9 mois.
Le professeur Thomas reprend : « Comme nous disposions de données assez complètes sur les niveaux de contamination dans les différents lieux autour de Tchernobyl, nous avons pu déterminer combien de personnes auraient été susceptibles de subir une perte d’espérance de vie de ce niveau. Les réponses que nous avons obtenues nous ont surpris ».
L’analyse a montré que 5 à 10 fois trop de personnes ont été déplacées de la zone de Tchernobyl entre 1986 et 1990. L’évacuation initiale aurait dû être limitée à 31 000 personnes, au lieu de 116 000. La seconde évacuation de 220 000 personnes en 1990, était totalement injustifiée, n’offrant un gain d’espérance de vie que de 24 jours.

Ces résultats étonnants ne résultent pas d’une nouvelle façon de calculer les risques liés aux radiations. La méthodologie utilise des approches recommandées par divers comités des Nations Unies, notamment le modèle linéaire sans seuil pour les faibles doses de radiation, qui, selon certains experts en rayonnements ionisants, surestime le risque lié à une faible quantité de radiation.
« L’évacuation a prouvé son efficacité pour réduire la dose et augmenter l’espérance de vie », déclare le professeur Thomas, « mais nous avons constaté qu’elle était très excessive ».
Quant à la comptabilisation des coûts de l’évacuation, « Nous avons été très prudents à ce sujet », dit le professeur Thomas, « nous avons examiné uniquement le coût de la réinstallation, sans prendre en compte les coûts économiques, sociaux et sanitaires des ruptures causées par l’évacuation ». Si ces effets étaient inclus, dit-il, cela réduirait encore davantage le nombre optimal de personnes évacuées.
Outre le fait que les relocalisations de Tchernobyl ont été menées à une trop grande échelle, le professeur Thomas craint que les personnes relocalisées, dont beaucoup ont reçu des pensions du gouvernement en tant que victimes d’accidents, n’aient souffert d’effets psychologiques pendant de nombreuses années. « Nombre de ces personnes ont pensé : « si le gouvernement dépense autant d’argent pour moi, c’est que vraiment j’ai subi quelque chose d’affreux ». Je pense qu’il y a eu d’énormes dégats psychologiques, qui ont en eux-même entraîné une perte d’espérance de vie ». Si l’on tenait compte de tels effets négatifs, cela renforcerait également l’argument en faveur de l’absence d’évacuation, ou du moins d’une évacuation réduite et temporaire, ajoute le professeur Thomas.
Qu’en est-il de Fukushima, dont les habitants touchés par les fusions de coeur vivaient également dans une zone dévastée par un tsunami ? Les auteurs ont trouvé difficile de justifier le déplacement de quiconque en raison du risque de radiation. La perte moyenne d’espérance de vie due aux radiations, si tout le monde était resté sur place, aurait été de 19 jours.
Le professeur Thomas explique que « pour la ville la plus touchée, Tomioka, la perte d’espérance de vie aurait été inférieure à 3 mois, et qu’il n’aurait pas fallu évacuer du tout », notant cependant qu’une évacuation temporaire aurait pu être nécessaire pour certains habitants en raison des dégâts causés par le tsunami et le tremblement de terre.
Pour remettre tout cela en perspective, la perte de deux mois et demi d’espérance de vie à Tomioka aurait été inférieure aux quatre mois et demi d’espérance de vie perdus par chaque londonien en raison de la pollution de l’air.
Sur les 160 000 personnes évacuées par crainte des radiations, 1 121 sont hélas mortes d’épuisement physique et mental au cours des trois premières années. Cela se traduit par une perte moyenne d’espérance de vie due à l’évacuation de 37 jours, ce qui est plus que la perte d’espérance de vie que les évacués auraient subie en restant sur place.
Une découverte intéressante est que l’assainissement, c’est-à-dire le nettoyage et la décontamination des zones urbaines et agricoles, s’est avéré être d’un très bon rapport efficacité-coût. Les interdictions de produits alimentaires se sont également révélées efficaces.
La valeur J n’était qu’un aspect du projet NREFS. Des mathématiciens de l’université de Manchester ont mené une analyse économique indépendante portant sur des centaines d’accidents nucléaires potentiels dans le monde entier. Comme l’explique le professeur Thomas, ils ont conclu que « il n’est judicieux de relocaliser une personne de manière permanente [à la suite d’un accident] que dans très peu de cas. Dans certains cas, il pourrait être envisagé de déplacer des personnes temporairement, pour un mois ou un peu plus, le temps d’étudier des mesures d’assainissement et autres, mais de les ramener ensuite chez eux ».
Une troisième approche, conduite par l’Open University et Public Health England (l’organisme public britannique responsable des questions de santé humaine, y compris celles liées aux rayonnements ionisants), a utilisé les derniers outils de modélisation informatique pour prédire ce qui arriverait en cas d’accident dans un réacteur nucléaire fictif situé dans les South Downs anglais. « Les chercheurs ont abouti à la conclusion qu’en moyenne, une relocalisation à long terme serait limitée à environ 600 personnes », explique le professeur Thomas.
La seule réfutation des conclusions de NREFS est venue d’une lettre émanant d’un groupe d’universitaires spécialisés dans l’histoire et les communications (Kasperski et al.) qui ont remis en question la méthodologie de la valeur J, ainsi que certaines des hypothèses de l’équipe NREFS. Le professeur Thomas estime que la réponse de l’équipe NREFS a répondu à l’ensemble des points soulevés dans la lettre.
Des résultats qui changent la donne
Les résultats de NREFS ont surpris tout le monde, y compris les auteurs de l’étude. Les résultats semblent aller à l’encontre de tout ce que nous postulons collectivement en matière de risques liés aux accidents nucléaires.
Les articles ont été publiés dans un numéro spécial de Sûreté des procédés et protection de l’environnement en décembre 2017. Avec près de 40 000 téléchargements, ce numéro figure parmi les cinq les plus téléchargés de tous les temps.

Le professeur Thomas et son équipe ont été invités à présenter leurs conclusions à la commission parlementaire britannique multipartite pour l’énergie nucléaire, ainsi qu’à l’Agence fédérale américaine pour la gestion des urgences, à l’American Nuclear Society, à un événement de coopération anglo-française à l’ambassade britannique à Paris, et à de nombreuses conférences internationales sur la radioprotection.
Au Japon, où les résultats du NREFS ont certainement une portée émotionnelle forte, la réaction a été extrêmement positive. Le professeur Thomas a été invité à intervenir à l’université de médecine de Fukushima et à l’université d’Hiroshima, et a même reçu une bourse internationale de la Société japonaise pour la promotion de la science pour 2020, qui va lui permettre de collaborer avec les universités locales sur la réhabilitation de Fukushima.
« Nous voulons absolument éviter de blâmer les autorités japonaises », déclare le professeur Thomas. « Personne n’a d’expérience dans ce domaine, il n’y a eu qu’un seul gros accident nucléaire [avant Fukushima], et ils ont plus ou moins reproduit les évacuations massives de Tchernobyl. Ils n’ont pas bénéficié de notre travail – personne à l’époque n’avait de meilleure idée. Ce qui compte, c’est que nos conclusions soient prises en compte pour ce qui se passera à partir de maintenant « .
Les scientifiques de la faculté de médecine de Fukushima et de l’université d’Hiroshima sont arrivés de manière indépendante aux mêmes conclusions que le projet NREFS, à savoir que l’ampleur et la durée des relocalisations de Fukushima ne sont pas justifiées par le risque de radiations. Ils se sont également penchés sur la perception qu’a le public de la gravité de l’accident et ont constaté que plus vous vivez loin de Fukushima Daiichi, plus l’accident vous paraît grave.
Le nucléaire sous les projecteurs des médias
Comparé à d’autres projets universitaires, NREFS a bénéficié d’une importante couverture médiatique. Le lancement du projet a été couvert par le journal The Times (de Londres), avec des articles complémentaires du Financial Times et d’autres publications. Le London Evening Standard a repris les statistiques sur la pollution atmosphérique et a retourné la problématique en forme de pirouette avec le gros titre suivant : « Vivre à Londres « présente le même risque pour la santé que de vivre dans une zone de retombées nucléaires » ». L’article est devenu viral.
Ce titre résume toute la difficulté à laquelle le professeur Thomas et ses collègues sont confrontés : pour la plupart des gens, le postulat de base est que le nucléaire est dangereux. Si la pollution de l’air à Londres présente davantage de risques que la vie dans une zone d’accident nucléaire, c’est donc que la pollution de l’air présente un risque énorme, et non que les radiations sont moins effrayantes qu’on ne le croyait.
Pour le professeur Thomas, la plupart des gens ont tout simplement du mal à croire que les conclusions du groupe puissent être vraies. Cela inclut l’industrie nucléaire elle-même, avec laquelle le professeur Thomas, en tant qu’universitaire, tient à garder ses distances.
« L’industrie nucléaire a perdu la bataille depuis quarante ans, depuis Three Mile Island », dit-il, « et maintenant elle n’arrive pas à croire la bonne nouvelle, à savoir que le principal problème qui la préoccupe depuis si longtemps est sans doute moins grave que ce qu’on craignait ». Le professeur Thomas insiste sur le fait que « si un accident nucléaire, un gros accident nucléaire, un accident nucléaire majeur arrive, il ne faut surtout pas paniquer. Les conséquences seront bien moins graves que ce que l’on imagine ».
Avons-nous appris la leçon de NREFS ?
En dépit d’un large intérêt, en apparence, et de découvertes qui bouleversent la donne, le professeur Thomas estime que quasiment aucun pays n’est prêt à reconsidérer sérieusement sa réponse à un accident nucléaire. Il pense que si un accident nucléaire arrivait demain, un grand nombre des erreurs commises à Fukushima et Tchernobyl se répèteraient.
« Nous avons rencontré beaucoup de résistance de la part de la Direction de la santé et de la sécurité (HSE) britannique et du Bureau de régulation nucléaire (ONR) », dit-il. Au sein de l’ONR, quelqu’un a fait référence aux résultats du NREFS dans le cadre d’un rapport sur le projet Hitachi-GE Wylfa Newydd, actuellement en stand-by, mais pour autant l’ONR n’a pas officiellement sollicité l’avis du professeur Thomas sur le sujet.
Le professeur Thomas a donné une brève conférence au HSE et a eu une réunion avec le département du gouvernement britannique en charge du nucléaire (Le ministère des affaires, de l’énergie et de la stratégie industrielle, BEIS), qui, selon lui, s’est bien passée.
Le BEIS n’a toutefois pas donné suite, et ni lui ni son équipe n’ont été invités à conseiller directement le gouvernement britannique sur les lignes directrices en matière de préparation et de réponse aux situations d’urgence.
Interrogé à ce sujet, un porte-parole du BEIS a déclaré : « Nous avons examiné la réponse du professeur Thomas à une consultation publique en octobre-novembre 2017 sur la révision de nos dispositions en matière de préparation et de réponse aux urgences (EP&R) pour les sites radiologiques. Les réponses à la consultation ont contribué à faire évoluer et à finaliser notre politique en la matière. Les règlements REPPIR 2019 qui ont été introduits par la suite constituent un ensemble unique d’exigences actualisées en matière d’EP&R sur les sites radiologiques dans de multiples secteurs. Nos propositions ont reçu un large soutien de la part des répondants ». Cependant, la réponse du gouvernement à cette consultation n’a pas pris en compte les commentaires du professeur Thomas concernant le recours à des zones d’exclusion normatives, ni ceux soulignant les dangers des déplacements massifs de population d’après le retour d’expérience de Tchernobyl et Fukushima.
Bien que l’ONR et Public Health England (qui conseille le gouvernement sur les questions de santé publique) n’aient pas répondu à notre demande de commentaires, le code de pratique approuvé, développé par l’ONR à l’occasion de la mise en œuvre de REPPIR 2019, incite à « optimiser les stratégies de protection, qui doivent présenter un équilibre entre les avantages qui en sont attendus et les nuisances résultant de la mise en oeuvre de mesures de protection particulières ».
Toutefois, le professeur Philips estime que les orientations du gouvernement ne sont pas assez marquées : « Le postulat de base devrait être que nous ne procéderons pas à des déplacements massifs de population, et qu’une évacuation, si elle a lieu, devra être limitée et temporaire”.
La valeur J en tant qu’outil de gestion du risque en temps réel

Le peu d’intérêt du gouvernement vient peut-être de ce que la valeur J présente une utilité faible si elle n’est applicable que dans les mois ou années suivant un accident. Pour que la valeur J soit vraiment utile, elle doit être disponible lors d’un accident pour les personnes en charge de le gérer.
À cette fin, le professeur Thomas travaille avec les autorités indiennes pour améliorer leur système en ligne de réponse aux urgences nucléaires, connu sous le nom d’ONERS.
En utilisant la valeur J, les données météorologiques et les niveaux de radiation collectés en temps réel par des essaims de drones et de véhicules autonomes, l’ONERS pourrait fournir aux habitants des environs d’une centrale nucléaire des données sur les risques en temps réel lors d’un accident, par l’intermédiaire d’une application sur leur téléphone3. Comme l’expérience prouve que la notion d’espérance de vie est comprise de manière intuitive, le risque serait indiqué comme la perte probable d’espérance de vie liée à l’accident, ainsi que les valeurs résultant de mesures telles que la mise à l’abri ou l’évacuation.
Le professeur Thomas « aimerait en fait que cette application soit accessible chaque jour de l’année. Les gens du monde entier ont des smartphones, et ils pourraient voir chaque jour le risque que la centrale leur fait courir ». L’Inde, le Japon et les États-Unis ont manifesté un réel intérêt pour le projet, ce que n’ont fait jusqu’à présent ni le Royaume-Uni ni l’Union européenne. « Il est décevant que le Royaume-Uni n’ait pas montré plus d’intérêt », dit-il, « ce serait formidable si nous pouvions bénéficier d’un soutien fort pour la recherche future ».

Tout l’intérêt de la valeur J est qu’elle est à la fois objective et vérifiable.
La méthode étant basée sur un modèle mathématique, les décideurs utilisant la valeur J seraient en mesure de défendre leurs décisions après coup. Cela pourrait contribuer à alléger quelque peu l’intense pression exercée sur les décideurs lors d’un accident nucléaire, et éviter le type de réponse hyper-conservatrice observée à Fukushima et à Tchernobyl, ainsi que les morts inutiles résultant des évacuations.
Le danger résultant de la crainte des radiations
Notre peur du nucléaire a ralenti l’expansion de l’énergie nucléaire. Cela signifie davantage de combustibles fossiles, davantage de pollution atmosphérique (qui tue 7 millions de personnes par an), davantage de réchauffement climatique, et davantage de destruction d’habitats. Cette crainte est dangereuse.
Comme l’indique le site internet Carbon Brief dédié à la science du climat, « à la suite de l’accident de Fukushima Daiichi, le Japon a rapidement réduit son recours à l’énergie nucléaire et, dès 2013, il avait fermé l’ensemble de ses centrales nucléaires. L’énergie manquante a été fournie par une augmentation forte du gaz et du pétrole ».
Apporter une réponse adaptée aux accidents nucléaires a ainsi un effet sur la planète entière par le biais des émissions de carbone et de la pollution de l’air. En effet, des recherches menées par d’éminents climatologues ont indiqué que si le Japon et l’Allemagne avaient réduit le recours au charbon plutôt qu’au nucléaire après Fukushima, ils auraient pu ensemble éviter environ 28 000 décès prématurés dûs à la pollution atmosphérique et 2,6 milliards de tonnes d’émissions de CO2 entre 2011 et 2017.
Notre compréhension du risque d’accident nucléaire peut également influencer le développement futur, ou au contraire l’abandon, des réacteurs nucléaires avancés de nouvelle génération, dont beaucoup auraient vocation à être implantés dans des régions industrielles ou urbaines. Actuellement, les centrales nucléaires sont pour la plupart situées loin des centres de population en raison des craintes sur la sécurité. Les travaux du professeur Thomas et de son équipe donnent à penser cette politique devrait au moins être réévaluée.
Que réserve l’avenir au nucléaire ?
L’équipe du professeur Thomas ne cherchait pas à démontrer quoi que ce soit : « les résultats ont été une surprise pour tous les membres de l’équipe », dit-il. « Mais en prenant du recul… si nos résultats sont corrects, alors nous devons changer notre perception de l’énergie nucléaire. »
Quelle est donc la vérité sur le risque du nucléaire ? A propos du nucléaire, une question qui revient constamment dans l’opinion publique est « que se passe-t-il en cas de problème ? » Aujourd’hui, pour la première fois, nous avons une réponse, et cette réponse est plutôt encourageante ».
Au moment où vous lisez ces lignes, il se pourrait que nous nous retrouvions sans le vouloir dans une nouvelle catastrophe nucléaire et de santé publique. Si un réacteur entrait en fusion demain au Royaume-Uni, en France, aux États-Unis ou ailleurs, il est probable que notre incapacité à faire évoluer notre réflexion à la lumière des expériences de Fukushima et de Tchernobyl conduirait à évacuer trop de personnes sur des périodes trop longues et que des gens en mourraient.
« Si le Japon et l’Allemagne avaient réduit le charbon au lieu du nucléaire après Fukushima, ils auraient pu ensemble éviter environ 28 000 décès prématurés dus à la pollution de l’air. »
Réviser nos postulats sur les accidents nucléaires ne sera pas facile, mais il nous faut essayer. Tout le monde a intérêt à le faire. Le gouvernement et les régulateurs y ont intérêt, car l’exemple du Japon montre qu’une réaction excessive pourrait être fatale. L’industrie nucléaire y a intérêt, car un seul incident nucléaire mal géré provoquerait l’arrêt complet du secteur, comme cela s’est produit au Japon. Le public y a intérêt, car sur une planète déjà accablée par les combustibles fossiles et la destruction des habitats, un milliard de personnes n’ont toujours pas accès à l’électricité. Redécouvrir le nucléaire comme une source d’énergie sûre, tout autant que verte et abordable, serait une révolution.
Notes
2 Outre la centrale Wylfa A, définitivement arrêtée, le site de Wylfa est également envisagé pour l’implantation d’une nouvelle centrale, dite Wylfa Newydd, mais ce projet est actuellement en stand-by (note de traduction)
3 Ce dispositif existe déjà en France : voir : https://www.mesure-radioactivite.fr
Réseau National de Mesure de la Radioactivité de l’Environnement (note de traduction)

Si vous souhaitez suivre l'actualité du nucléaire, abonnez vous à la Newsletter des Voix !